sexta-feira, 29 de fevereiro de 2008

La politique c'est l'amour

Entretien réalisé à Paris 19 septembre 2001

Par Nadia MEFLAH

Né en 1959 à Lisbonne, le cinéaste Pedro Costa tourne depuis 1988. Très fortement remarqué aux festivals et applaudi par la critique internationale, son premier long-métrage O Sangue l'impose comme un cinéaste portugais majeur. Suivront deux autres films vénéneux Casa de lava en 1994 et Ossos en 1998, ainsi qu'un portrait/documentaire sur les Straub : Danielle Huillet, Jean-Marie Straub cinéastes/ Où git notre sourire enfoui pour la série Cinéaste de notre temps Arte ( Pedro Costa explique les aléas du film " Je ne peux dire qu'une vérité soft sur ce qui s'est passé à ce sujet où il existe deux versions d'un même film. Arte n'est pas tellement différente de Canal Plus ou n'importe quelle télévision, il ne faut pas se faire d'illusion. Au début, il y avait l'espoir de créer quelque chose de bien avec la télé et cela n'existe pas. On m'a demandé de faire cela, j'étais content de cette commande, c'était la première et je ne crois pas que j'en aurai d'autres. Je voulais le faire car j'admire ces gens et c'était à un moment qui m'intéressait : apprendre ce qu'est le cinéma en les voyant monter et s'ils parlaient, tant mieux ! L'hypocrisie de cette chaîne de télévision vient du fait qu'elle n'a jamais donné un centime pour la production cinématographique de leurs films. Ni de diffuser un de leurs films car ce serait faire du tort à leur grille. C'est assez bizarre, ils veulent bien un film sur les Straub mais pas des Straub. Ils veulent l'auteur, l'artiste et non leur travail. Une marque déposée Straub car ils font spectacle et c'est dommage. Ils font spectacle lorsqu'ils disent ne pas vouloir couper le plan où un oiseau chante car ils aiment tellement le cinéma. Ca fait rire alors que c'est très simple : on a un son d'oiseau et le minimum de respect est de ne pas le couper au milieu. Sinon on est dans la barbarie, on va couper la fille et ainsi de suite. Ca commence là. Il suffit d'être là avec les gens et la lumière arrive. Les plus grands films politiques sont mystiques. Le film sortira en salle dans sa version d'origine dans une salle et je viendrais avec eux j'espère le présenter.)

Jusqu'à la confrontation fulgurante de son dernier film Dans la chambre de Vanda sur nos écrans depuis le 19 septembre dernier, je ne connaissais strictement rien de ce cinéaste portugais ; si ce n'est de très vagues échos d'un film dit "culte" Ossos que lui-même non pas renie mais écarte de ce qui le meut : à savoir une radicalité fiévreuse d'une vérité de la vie à dire. Comme ça. Rompre tout le temps avec ce qui nous précède afin de tendre à l'épure du souffle qui est là, devant nous. Sans trahir. Sans en avoir peur. Pedro Costa le répète comme une parole incantatoire " ne jamais être plus fort que ce qui se passe devant la caméra " et par là-même s'affronter à ce qui nous résiste : une réalité certaine de la vie. Mais quelle vie ? Celle de Vanda, femme qui résiste au cinéma (celui de la représentation, du type, du personnage) et au cinéaste. Rencontrée sur le tournage de Ossos, en 1997 dans le quartier Cap Verdien de Lisbonne Fontainhas, Vanda Duarte l'interpelle. Filme-moi si tu en es capable. Mais alors fais-le vraiment. Le travail peut commencer ; celui de la rencontre : à soi, à l'autre, au monde. Ce qui fait le cinéma en somme…
Durant deux ans, dans trois mètres carrés, seul avec sa caméra DV et un compagnon de son, Pedro filme Vanda dans sa chambre durant des mois. Plus de cent trente heures de matières vivantes pour ce film de près de trois heures. Alors tout spectateur ressent en ces chairs l'entière et immense palpitation des puissances du cinéma. Enfin.


Objectif Cinéma : Que s'est-il passé avec le distributeur du film Paulo Branco quand à la présentation de votre film sur les écrans ? Il n'y a pas d'affiches par exemple.

Pedro Costa : Ce n'est peut-être pas le genre de film qui a droit à des affiches dans les rues. Je ne sais pas. Seulement voilà, les spectateurs doivent lire les journaux pour savoir que le film existe et qu'il est projeté dans deux salles à Paris. Pour combien de temps, je ne sais pas. Si le film ne fait pas un minimum de spectateurs, j'ai très peur qu'il disparaisse, alors même qu'il n'y a aucune image ou photo dans les rues ou les salles pour annoncer le film. Les critiques m'appellent, comme vous d'ailleurs, et ils font leur travail d'annonce car ils aiment le film.

Objectif Cinéma : Combien avez-vous eu d'heures de rushes pour ce film?

Pedro Costa : 160 heures de film. J'ai commencé à tourner le film tout seul à partir de 1998 avec une caméra Panasonic coûtant 20 000 francs (3051 euros). C'est déjà un modèle ancien qui n'existe plus sur le marché, il y en a d'autres plus petites et perfectionnées. J'ai acheté un pied fixe pour la caméra, comme pour les appareils photo en fait, de très classique et je suis partie dans le quartier de Fontainhas où je connaissais des gens. Je voulais faire quelque chose, je ne savais pas très bien quoi, à part filmer Vanda, pas exactement filmer sa chambre mais la filmer elle.

Objectif Cinéma : Vous l'aviez rencontrée sur le tournage de votre précédent film Ossos.

Pedro Costa : J'avais un mélange d'acteurs et des gens comme Vanda, qui n'étaient pas des comédiens. J'ai eu d'énormes difficultés avec eux, non pas à les diriger ou que j'avais peur qu'ils ne soient pas à la hauteur des autres. Non, je sentais plutôt de leur part, et surtout de Vanda, une résistance à cette chose qu'est le cinéma. Et comme tous les pauvres cons qui sont dans le cinéma, je m'attendais à ce qu'ils soient fascinés par le cinéma, de cette séduction où l'on fait tous la pose. Cela se passe toujours ainsi sur un tournage de film ; c'est très visible car tout un chacun pose comme pour une photographie. Et ça ne dit rien du film. Ce n'est pas très méchant ce que je dis là, seulement ce n'est plus un travail auquel on a affaire, mais à une affaire de séduction où tout le monde se regarde en train de poser.
Le tournage d'un film n'est plus un tournage où l'on puisse bien travailler. On n'a plus le temps. On peut être coincé par des horaires de feuilles de services où tout est marqué, calibré : manger de telle heure à telle heure, tourner tant de plans et pas plus sinon c'est la catastrophe et le directeur de production vous tombe dessus. C'est ce que j'ai connu pour mes quatre précédents films. Je ne crois plus à un tournage de cinéma. Si ce n'est bien organisé et il faut du temps alors. Si le film demande quatre personnes, faisons-le avec ces quatre-là et ne mettons pas dix-huit personnes sur le film juste pour obéir au syndicat et aux combines d'amis ou du producteur. Il y a plein de choses dont on n'a pas besoin pour tourner un film, les moyens peuvent manquer car on a profité d'hôtels de luxe inutiles par exemple. L'argent dépensé sur un tournage passe dans ces dépenses de luxe social et non pour le luxe disons artistique. Le luxe peut être dans les conditions de travail. Dans le temps de recherche consacré à l'élaboration du film, à pouvoir penser et travailler dans le temps avec les comédiens. C'est ce que j'ai eu pour Vanda. J'ai choisi de ne pas être payé, j'ai commencé comme ça. Il fallait juste acheter des cassettes vidéos, en plus de la caméra, et ce n'est pas très cher.

Objectif Cinéma : Combien vous a coûté le film ? Et quel type de montage avez-vous utilisé ?

Pedro Costa : Il doit coûter environ 1% d'un film moyen portugais, et je ne dis même pas français qui sont plus chers ! Ce qui est revenu très cher c'est le kinéscopage du film en 35mm. Le problème est que parfois on se fait piéger naïvement, mais c'est un film très naïf aussi. Où il y avait une dimension quasi impossible dans le film même : je ne savais pas si j'arriverais à entrer dans le monde Vanda et ne sachant pas quoi raconter de ce monde auquel je n'appartenais pas. Tout l'effort consistait à essayer d'appartenir à ce quartier, et le faire de manière intéressante et vivante à l'image, avec des moyens impossible dans un espace réduit. La chambre de Vanda ne fait que 3 mètres carrés à peine, une toute petite pièce et où le cinéma arrive à fabriquer des choses " bigger than life " comme ils disent. Il y a le lit dans la chambre et environ cinquante centimètres d'espace où j'étais à la filmer, debout. Contre le mur ou contre le lit. Le quartier contient 9000 personnes dans un espace réduit. Ce que l'on a lu dans les livres terrifiants qui annonçaient ces vies dans des catacombes, cela existe. A Lisbonne comme à Alger ou à Rio. Je ne sais pas si cela existe ici en France, il faudrait aller voir.
Donc pas d'espace, pas d'eau potable, l'air est mauvais, on mange mal, on a froid, on a trop chaud. Je voulais parler de cela car je sentais que l'on pouvait le faire ressentir dans le film. Deux ou trois choses de la vie des gens, tout simplement. Et je ne pense pas qu'avec un tournage classique on puisse faire cela, où alors avec énormément d'agent et de temps afin de respecter son projet. Mais je ne crois pas que cela existe, il faut penser à d'autres formes de production. Pour le montage sur AVID, j'étais naïf, cela ne suffit pas de vouloir faire un film sans moyens et j'étais peut-être trop seul avec mon copain qui faisait le son. Il n'était pas tout le temps là car il devait travailler pour gagner sa vie car je n'avais rien pour le payer, ou alors un peu quand j'en avais. Je me suis fait piéger par ce qui se passe en ce moment avec la digital vidéo. Tout le monde dit que c'est la liberté du cinéma, la nouvelle vague pour tout le monde. Lars von Trier l'affirme : tout le monde peut faire des films. On voit ce qui se passe (rires communs et complices). Avec lui, ça coûte mille fois plus que n'importe quel film français en 35mm. Il dit des conneries. Le piège est le montage en AVID qui est cher, il faut des disques et cela coûte très cher avec 120 heures. Et il faut du temps pour monter. De même, personne ne dit que le son Dv est mauvais, les techniciens vont tellement vite dans les progrès d'image alors que le son est à la traîne. Ce n'est pas par hasard. C'est une guerre économique énorme entre les grands groupes industriels.

Objectif Cinéma : On a du mal à imaginer une équipe de tournage de 50 voire 100 personnes dans le quartier où vit Vanda.

Pedro Costa : Au début, je pensais ne pas pouvoir tenir, que cela me demanderait de fournir un effort énorme.

Objectif Cinéma : Vous alliez tous les jours chez Vanda ? Comme pour aller au travail ?

Pedro Costa : Oui, tous les jours et sans feuille de service. Vous savez ce que c'est une feuille de service au cinéma ? On vous la donne tous les jours et c'est très militaire, hiérarchisé. Là vous avez tout : comment faire sur un tournage et comment vous tenir. Quel costume ou quel décor à prendre, quand tourner et à quelle heure. Quand vous devez manger et quand vous devez partir. Et moi je ne peux pas. Vais-je pouvoir faire ce plan de 11h à 11h40 ? On ne sait jamais et même un photographe quand il fait une photo. Mais on peut faire semblant de dire oui, que le plan est bien fait et que l'acteur était bon alors que l'on n'est jamais sûr vraiment d quoi que ce soit. Mon idée est que le cinéma, personne ne sait ce que c'est. C'est inimaginable, à l'heure actuelle, pour un jeune type, qui veut faire un court-métrage, en face d'un producteur et de lui dire : " voilà monsieur, je ne sais pas quoi faire, je ne sais pas ce qu'est le cinéma mais je veux faire un film." Tout cinéaste responsable doit dire cela, c'est la vérité. Après il demande un peu de moyens pour chercher cette chose, avec des copains ou avec quarante personnes si c'est le cas. Il faut avoir seulement ce dont on a besoin, et non le double ou le triple car les suppléments vont toujours ailleurs, jamais pour le film, mais dans les voyages, les hôtels de luxe. Tout est devenu star à notre époque. Et cette notion de star ou de chef-d'œuvre pour n'importe quel film qui sort maintenant chaque semaine nuit au cinéma. Cela conduit à rien : mon film n'est pas un chef-d'œuvre et cela fait du mal. Il faudrait faire des films plus simples, avec de stars pourquoi pas, et les sortir correctement sur les écrans sans faire des catégories. Ce qui est impossible !

Objectif Cinéma : En vous écoutant, je repense à ce que Jean-Luc Godard déclarait à Bernard Pivot, lors de la sortie de son film Hélas pour moi, de vouloir retirer son nom du film et séparer ainsi le personnage " godard " de sa personne propre

Pedro Costa : Des gens comme Godard ou les Straub, moins connus du grand public, sont devenus des marques. Godard est devenu un slogan et qu'il fasse un film plus ou moins inachevé ou un chef-d'œuvre, ce sera toujours du Godard. Je regrette un peu qu'il n'y ait plus de système comme il y a eu à Hollywood.

Objectif Cinéma : Vous citez souvent deux cinéaste de cette époque hollywoodienne, Chaplin et Lang, comme des metteurs en scène artisans maîtrisant la chaîne de production de leur film, notamment pour Charles Chaplin.

Pedro Costa : Ce qu'on apprend très vite au métier du cinéma, c'est qu'il n'y a pas de secret technique. Il n'y a pas de mystère du cinéma. Si on fait une photo ou un film, cela s'apprend très vite au bout du deuxième et troisième film. Il y a de très grands films de l'histoire du cinéma qui ont une mauvaise image ! je commence avec Rossellini et son film Rome Ville ouverte (1945) c'est la photographie la plus merdique du monde, on n'entend rien et pourtant le film est splendide. Il n'y a donc pas de secret artistique ni de pose d'artiste, ce dont je déteste. Lorsque vous demandiez à John Ford pourquoi il filmait toujours dans ses Montagnes Rocheuses, il vous répondait que l'air était pur et que l'on mangeait très bien. Au fond, il avait raison, il n'y a pas de secret artistique. Seulement du travail.
Chaplin, parfois, ne savait pas quoi faire sur le plateau. C'est en se mettant au travail qu'il trouvait la matière, alors il découvrait les choses petit à petit. Il y a un très beau documentaire[1] en cassette vidéo, que l'on peut se procurer facilement, où l'on voit Chaplin qui fait un nombre incalculable de prises et il craque, il ne sait plus quoi faire, il s'en va. Il trouve mais plusieurs mois après. C'est l'histoire de la fleur des Lumières de la Ville (1931).

Objectif Cinéma : Cela vous est-il arrivé avec Vanda ? C'est elle l'initiatrice du film, elle vous a lancé un défi en vous demandant de venir chez elle la filmer

Pedro Costa : Oui c'est elle mais je suis un peu loin de cette origine, de ce début. Si c'est une fiction que je me suis faite dans ma tête, mais je ne crois pas !

Objectif Cinéma : Vous êtes-vous interdit de filmer certains plans ?

Pedro Costa : Oui mais ce n'était pas une question de principe. Dans ce sujet assez crispant car il s'agit filmer des gens qui sont très mal car ils n'ont pas d'argent ou de drogue et ils sont très pauvres. Il faut faire très attention. Je ne sais pas comment dire sinon je vais tomber dans ce piège poétique que je déteste. Je ne veux pas leur mentir ni les violer. Leur dire que je vais faire un film et le faire vraiment, que le film sortira et qu'il sera vu par des gens, dans les même salles que les productions commerciales avec 500 salles pour un seul film. Le mien est dans deux salles pour ceux qui veulent bien rester trois heures. Certains vont peut-être s'emmerder mais quatre autres aimeront et resteront jusqu'au bout. Le devoir du cinéaste est aussi de savoir qu'il y a des limites morales et ce n'est pas un mot sordide que la morale. Une morale qui soit une liberté pour protéger les gens. Vanda ne sort pas salie ni violée du film. Elle a vu le film comme tout le monde d'ailleurs du quartier. Ils voulaient savoir et ils m'ont dit des choses, par exemple qu'ils n'aimaient pas telles scènes et c'est bien car ça fait partie du travail. Pour les garçons, l'un disait que cela n'allait plus pour lui car il avait trop parlé de sa mère et il ne le supportait pas de voir le film en entier. Il a pleuré. C'est le garçon noir dans le film et il nous touche beaucoup. C'est le danger de ces films comme le mien où les gens se risquent trop parfois ; moi dans ma petite fonction de fonctionnaire du cinéma et eux dans ce qu'ils vivent, sans faire semblant d'arracher une larme, ce qu'il n'y a pas dans le film. Mais on peut imaginer des océans de larmes et cela touche beaucoup plus. Ces larmes sont là avant et après mais jamais dans une urgence obscène du présent. Je reviens à cette histoire de patience opposée à l'urgence. Je déteste le piège de la séduction où l'on se déverse comme certains comédiens, pour soi-disant dire une urgence de la souffrance. C'est de la pose et quand je lis dans la presse quelqu'un dire " j'ai fait un western cubiste " c'est du n'importe quoi. Où dire que l'écran est masculin. Mais qu'est-ce que ça veut dire ? Si on commence à parler comme ça d'un film, c'est foutu.

Objectif Cinéma : Je reviens à cette idée du travail et de ce qui se vit devant la caméra. En tant que spectatrice, je me suis sentie immédiatement en prise avec ce qui se vivait dans ce quartier Fontainhas sans être portugaise ni même en rapport avec la drogue. Je pouvais rester encore trois heures de plus à voir et écouter ce qui était du travail de ces vies.

Pedro Costa : Je trouve important ce que vous dites, car, pour moi, c'est ce qui doit s'appliquer à tous les films. On est dans un film, on a fait un travail ensemble, à capter et mettre en scène ou non ; on a senti des choses. Dans ce cas-là, avec une caméra, mais cela peut être avec un stylo, on a monté et après c'est une chose qui se voit pour tout le monde. Ce film long et dense est comme une musique, une forme presque symphonique avec pleins d'informations, de directions multiples, avec un jeune homme au début que l'on voit deux heures après. Et cela peut être difficile à gérer pour un spectateur. Mais il me semble qu'il y a un minimum de temps partagé ; que nous avons vécu ainsi avec Vanda et les autres.

Objectif Cinéma : J'ai rarement vu un si grand film politique et moral avec des moyens extrêmement fragiles que les vôtres, ou alors il faudrait revenir aux films nés de la guerre, ceux où il y avait urgence à inventer d'autres formes pour raconter l'horreur, je pense à Rome Ville Ouverte, entre autres.

Pedro Costa : Je n'arrête pas de penser à cette idée, qui me parait juste en ce qui concerne les films : soit c'est de la poésie soit c'est de la politique. Et moi je veux la politique car on ne peut qu'être politique. Et ce qui importe est de ne surtout pas être dans l'urgence. Il faut supprimer cette notion d'urgence collée au politique car c'est le contraire de l'amour. C'est là que ça commence. La politique, c'est l'amour. L'amour c'est un rapport aux choses qui doit forcément être différent et je filme un arbre ou un mur simplement, si je l'aime ce mur je ferai en sorte d bien le filmer et bien le cadrer. Où alors je suis dans la publicité des sentiments et je ne veux pas ça. Je ne vais pas souvent au cinéma à cause de cela ; de cette peur et de cette angoisse de ne pas comprendre. Je pars ou je ris parfois mais difficilement. Je m'en vais tout de suite et je ne comprends plus rien, je trouve ça bizarre, je me dis que ce n'était pas comme ça avant au cinéma. Je dois être un peu réactionnaire, je ne me sens pas dans le présent, la société a changé, tout est différent. Quand j'étais jeune, je voulais faire des films et changer les choses car le cinéma est un art important. Et les films que j'ai vu me disaient cela. C'était très fort, en sortant de la salle de cinéma, je pouvais courir pendant quatre heures. Un film d'aujourd'hui ne me fait plus cet effet. Je me souviens très bien d'avoir vu Pierrot le fou et de vouloir le vivre avec les copains dans notre vie, le film continuait dans la rue. Une autre leçon de Chaplin : une rue est une rue, les gens sont les gens et quand c'est bien solide à l'écran, ça continue dans la rue quand vous sortez de la salle de cinéma. Il y a le même danger, la même tendresse et la même féerie. C'est un vertige bien précis : l'espace et le temps. C'est très dangereux de traverser une rue et le cinéma américain vous propose un autre espace/temps qui n'existe pas dans le réel. Prenez n'importe quel film américain, même un Scorsese c'est tellement faux que cela en devient dangereux. C'est très simple à expliquer. Si vous regardez l'Aurore de Murnau, regardez bien les rues, quand je dis la rue c'est la vie ; et la violence est là, nue. A oublier cela on le paye très cher. Vanda prouve que l'on peut quand même faire des films avec très peu de moyens et ils sont riches en même temps. Il y a de très belles choses dans ce quartier qui existe toujours.

Objectif Cinéma : Il n'a pas été démoli par la pelleteuse que l'on voit durant tout le film ?

Pedro Costa : Non. Elle est partie un jour sans jamais revenir. Vanda et les autres entendent depuis plus de trois ans des promesses de quartier rénovés avec de jolis bâtiments et des écoles et des commerces et que tout le monde serait heureux de vivre ensemble. Mais on a vu les machines partir un jour. Peut-être n'ont-ils pas décidés si ce serait un supermarché ou une autoroute à la place du quartier. Ils leur faut d'autres réunions aux décideurs, et cela se fait dans des restaurants de luxe, avec des types horribles à moustaches et cigares. Ils doivent discuter encore un peu plus, manger et brûler de l'argent un peu plus. Mais c'est comme ça partout et c'est dommage car il y a de très belles choses humaines dans ce quartier. Il faut être sentimentalement très bien armé pour vivre ainsi : être capable d'un acte d'amour incroyable et tout suite après d'un crime horrible. Il faut savoir quelles en sont les raisons et il suffit d'être là et de comprendre les gens. Il n'y a pas d'extrême, vraiment et c'est la beauté de la vie. Seulement des contradictions énormes où un être humain est capable de commettre des actes terribles dans des lieux sordides mais aussi de vie.

Objectif Cinéma : Le film est plein de récits de vie alors même que l'on est dans un même espace

Pedro Costa : Je ne peux plus faire des films autrement. Cela ne m'intéresse plus toutes ces histoires de casting, de scénario à faire lire à des jeunes femmes et raconter des idioties poétiques. A faire de la pose artistique. Je ne peux plus. Je ne crois pas à la création, mais au travail très long et fait de choses que l'on a vu et ressenti. Un travail artisanal et ça c'est très simple. C'est une vie.

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