quinta-feira, 28 de fevereiro de 2008

«Les temps est ma principale exigence »


Entretien avec Pedro Costa

à l’occasion des sorties d’En avant jeunesse et de L’Etat du monde
12 février 2008
Qui connaît les films de Pedro Costa ne s’étonnera guère de trouver en face de soi un individu qui prend son temps : c’est un homme absorbé et pensif, un homme d’écoute et de récit. Fumant cigarette sur cigarette, le cinéaste délivre patiemment, d’une voix grave non dénuée de suavité, les clés d’un travail au long cours, fait de rigueur et d’attention. Il a quelque chose d’intimidant qui nous retient de l’interrompre. Alors on l’écoute raconter, dire parfois des choses qui feront grincer des dents mais qui ne choquent pas dans sa bouche, parce qu’il les dit sans légèreté ni arrogance. Tout est nécessité et authentique noirceur, chez cet homme-là. On aimerait lui poser mille questions, mais le temps passe plus vite qu’on ne voudrait. Tant pis. On attendra le temps qu’il faudra pour y donner suite...

- Rencontrer

Qu’est-ce qui a fait qu’un jour, vous ayez été comme aimanté par Fontaínhas (quartier de Lisbonne aujourd’hui disparu, filmé dans Ossos, Dans la chambre de Vanda et En avant, jeunesse) et que vous en ayez constitué une archive filmique ?

Un jour, je suis entré dans le quartier avec des messages, des lettres, des cadeaux que les gens du Cap-Vert qui nous avaient aidés sur le tournage de Casa de lava m’avaient donnés à l’attention de leurs parents émigrés à Fontaínhas. J’ai fait un peu le facteur... et j’ai découvert un quartier que je ne connaissais pas – ce n’est pas un quartier qu’on va visiter comme ça, pour se balader. Je parlais un peu créole, ce qui fait que j’ai peut-être été plus vite accepté. Et je suis resté parce qu’ils m’y ont invité. Ils m’ont dit : « Venez demain, on fera un dîner ! Venez après-demain, il y a le mariage de mon frère !... » Alors j’ai commencé à y passer des journées, à traîner, boire, parler. Ca m’a beaucoup plu, ces choses que je devinais chez ces capverdiens, quelque chose de très concret et en même temps de très mystérieux : une espèce de tristesse, qui n’était pas loin, sûrement, de la mienne... Je me suis dit : peut-être qu’il y a quelque chose à faire ici, puisque j’y trouve un accord avec ma sensibilité et qu’en plus plastiquement, ça me plaît beaucoup. Mais davantage que les couleurs, les espaces et les sons, il y avait la force un peu désespérée de ce groupe de gens très en marge, très perdus, très misérables et très invisibles. On a trouvé un fait divers pour faire Ossos, et après j’y suis revenu pour faire les autres films.

- Travailler

Dans En avant, jeunesse, le personnage de Ventura dit : « De mon temps, on ne travaillait pas les jours fériés », et dans les interviews que vous avez données sur le film, vous parlez souvent du tournage comme d’un véritable travail, avec le repos le dimanche. C’est important, pour vous, cette notion de travail ?

Oui. Est-ce que nous, on travaillait les jours fériés ou pas ? Je ne sais plus ! (sourire) En tout cas, on tournait de lundi à samedi, on se reposait le dimanche. L’idée que j’avais, c’était de voir si on pourrait tenir un an, deux ans, comme on fait partout : les gens “normaux”, ils travaillent tous les jours, ils vont au bureau, ils vont à l’usine tous les jours. Or je ne voyais pas pourquoi un film devrait se faire sur une petite période, après quoi tout s’arrête, je reviens à ma vie à moi, dans ma maison, je passe mon temps au cinéma, etc. Je voulais faire ce travail très dilaté, un peu comme ça a existé à Hollywood. Jacques Tourneur, il faisait un film en cinq semaines (ou même trois, parce qu’on ne lui laissait pas plus de temps), mais quelques semaines après, il en commençait un autre. Il passait donc son temps à tourner des films. Nous, on n’a fait qu’un film en deux ans, mais avec le même état d’esprit, je pense. C’est-à-dire que c’est un travail qui a à voir avec le quotidien : le cinéma est dans le quotidien, pas extérieur à ça, ce n’est pas un truc de science-fiction qui vient d’ailleurs et qui se met à tourner pendant quatre semaines... Non, c’est quelque chose qui peut être là tous les jours, pour – faute d’autre mot : – documenter, prendre des choses de ce quartier, des choses de ces gens, et sûrement de moi aussi, parce que c’est moi qui le fais, donc...

Ce rapport au travail a beaucoup évolué par rapport à vos films précédents ?

Dans la chambre de Vanda, par exemple, c’était un film fait quasiment par moi tout seul, avec un copain au son, et avec la liberté totale d’un type qui n’a pas d’argent mais pas de problème pour survivre et tourner en même temps, quand il veut et autant qu’il peut. Ca s’est fait avec des cassettes et des soupes ! (sourire) Les gens du quartier me voyaient tous les jours, soleil ou pluie, souffrir avec Vanda. Ca a duré deux ans... Pour En avant, jeunesse, on s’est plus approchés d’un tournage, disons, normal. On avait une petite équipe, on était beaucoup plus que sur Vanda : on était quatre ! le double ! (sourire) Sans compter les acteurs. Donc un tournage plus traditionnel, mais en gardant souplesse et liberté dans notre organisation, c’est-à-dire sans producteur qui impose un rythme de travail. On peut très bien ne pas tourner si je suis malade ou si Vanda [qui figure dans Ossos, Dans la chambre de Vanda et En avant, jeunesse, ndr] ne veut pas. Parce que ça, c’est un risque qu’on court, mais il faut l’accepter : ce ne sont pas des acteurs professionnels. Dans un tournage normal, c’est toujours plus difficile de contourner ce genre de problèmes humains, parce qu’il faut assurer – plus que de travailler, il s’agit d’assurer : c’est ça, le cinéma aujourd’hui. On a quand même essayé d’être très disciplinés parce que je pensais qu’on avait besoin de ça, pour qu’ils comprennent qu’un tournage c’est sérieux, que ce n’est pas un jeu d’enfant, qu’on ne met pas une caméra et ça se fait tout seul, comme ça. C’est éprouvant pour tout le monde. C’est aussi dur, voire chiant, que quand Ventura [l’acteur principal, ndr] travaillait, quand il était maçon ! Bon, il travaillait sûrement beaucoup plus, j’imagine... D’ailleurs, il l’a très bien dit dans les entretiens, quand on lui demandait si ç’avait été difficile : « Etre maçon, c’est difficile ! Faire un film, ça a été compliqué, ça a été dur, mais on a beaucoup aimé ; c’est construire des immeubles, faire des fossés pour les égouts et tout ça qui est difficile ! » En tout cas, il s’agissait de commencer quelque chose qui serait utile pour les prochains films, qu’ils sachent qu’il y a quelques règles, des horaires par exemple. Et pour la première fois, je me sentais travailler et non pas filmer. Sur les autres films, je me sentais « faire des plans », « faire des compositions plastiques », « trouver des idées », « répéter avec les acteurs », tout ça... mais ce n’était pas vraiment du travail, c’étaient des gestes, parfois même un peu cons. Des gestes comme on en a fait des millions de fois sur les tournages, partout. Là, tout le monde avait à voir avec ce film dès le début. Pas comme quand un acteur n’est pas vraiment intéressé ou que le deuxième assistant est là pour gagner un peu de fric. Non, il y avait quatre personnes totalement impliquées, et les acteurs étaient même plus qu’impliqués, puisque, même si je les guidais, c’étaient eux qui créaient le scénario, les dialogues, tout. C’était leur histoire à eux.

Comment on procède au montage quand on a 340 heures de rushes ? Combien de temps ça a pris pour y donner forme ?

Ca a pris presque un an, peut-être moins. J’ai commencé le montage après le tournage, parce que je n’ai pas la tête à tourner et à monter en même temps : il y a des gens qui arrivent à faire ça, pas moi. Evidemment, ces deux ans de tournage offraient des surprises, des scènes que je n’avais pas prévues, des tours et détours qui ont donné quelque chose de totalement différent de ce que je pensais faire au début. Mais si on ne parle pas de la montagne que sont les 340h, qui fait en effet un peu peur, ça a été un montage assez classique. Avec le monteur, on a commencé par tout classer : par personnages, par scènes, par lieux... Faire un tri, plus ou moins. Regarder les rushes. Quand je dis regarder, c’est encore du travail : pendant trois semaines, de neuf heures à sept heures, tous les jours, regarder, ne faire que ça. Là, on commence à voir des choses : ce qui est raté, ce qui ne m’intéresse pas. Après, il faut bien commencer par un bout. Pour ce film, c’était quand même un peu plus simple que pour Vanda puisqu’on avait une ligne directrice – pas une histoire très claire, mais au moins ce parcours de Ventura qui nous guidait un peu au montage. Le principe, c’était : deux, trois, quatre scènes pour chaque “fils” de Ventura, dans un certain ordre. Sauf que ça ne marchait pas du tout comme ça : il y avait des chocs, ça produisait des effets contraires à ce qu’on avait pensé, donc on a commencé à chercher. Il y avait dans notre matière des possibilités que peut-être les autres films n’ont pas. Pour les films qui sont tournés un peu n’importe comment, si on ne croit pas trop au film, si ce sont des films déjà faits avant même de les avoir commencés, peut-être qu’alors le montage est un truc un peu chiant, totalement banal ou totalement aléatoire : des fois, tout va, tout colle, tout se monte. Nous, non : les choses résistent beaucoup les unes aux autres, il y a parfois plusieurs possibilités mais il s’avère souvent qu’il n’y a qu’une solution. Et pour ça il faut attendre, chercher... On est un peu angoissé pendant quelques jours, une semaine : il faut laisser les choses reposer un peu, respirer, pour voir ce qui tient. C’est la condition des films que je fais maintenant, la principale exigence de ma méthode : il faut qu’on travaille dans un temps très dilaté, que ce soit pour le tournage ou pour le montage. C’est très bien parce que le temps est très important dans le film : la jeunesse, la vieillesse, le passé, le présent... Et puis chaque acteur a son temps de réponse, de réaction. Le temps n’est pas le même pour Vanda et pour Ventura, vous voyez. Elle est très speedée, très chaotique, et lui est dans un autre temps, celui, je ne sais pas, d’un fantôme. Or au bout d’un certain nombre de scènes, il faut que ces temps-là soient en accord. Dans une scène, tout d’un coup, Ventura et Vanda sont à égalité, dans le même temps, la même respiration. Ca, je l’obtiens au tournage en respectant le temps des acteurs tout en essayant de ne pas laisser les choses “mourir”, mais on l’obtient aussi au montage, parce qu’on a vu : voilà, c’est là que ça peut arriver, pas avant et pas après. C’est une question de justesse, et personne n’est jamais arrivé à montrer ce que c’était... Un petit peu le film que j’ai fait sur les Straub [Où gît votre sourire enfoui ?, ndr]. Godard, d’une autre façon, dans les Histoires du cinéma. Mais bon, les gens de cinéma savent très bien que c’est là que ça se passe, dans cette salle de montage, en face de la matière. Tout le reste, c’est vraiment des conneries, quand on dit qu’il y a telle ou telle règle... Même Straub et Huillet, qui sont les plus concrets, réalistes et matérialistes des cinéastes sont confrontés parfois à de grands mystères. Parce que c’est humain, parce que parfois ça dépend du fait qu’il y ait du soleil dans la salle ou que ce soit tout noir...

- S’inscrire dans le temps

Les scènes avec le personnage de Lento, tout en se fondant dans le flux du film, donnent l’impression de s’extraire un peu de son espace et de son temps, et de fait vous en avez parlé dans les interviews comme des sortes de flashes-back, de moments où Ventura se retrouve un peu seul face à lui-même...

Disons qu’il y a deux moments dans la structure du film. D’un côté, un présent très concret où Ventura voyage, visite ces garçons et filles du quartier qu’il dit être ses enfants et qui racontent des choses d’aujourd’hui : des problèmes de famille, de maison, d’argent... Donc ça, ce sont des promenades au présent, le présent de la narration mais aussi le présent des acteurs. Et il y a un autre côté du film, qui pour moi appartient plus au passé, même si ce n’est que dans la tête de Ventura... En compagnie de son collègue Lento, il se souvient, il raconte le passé. Et ça se passe dans un lieu totalement à part, à l’écart de leur quartier – de l’ancien comme du nouveau. Je me suis dit que Lento serait une espèce de collègue confident, un compagnon de travail et de solitude issu de la vie de Ventura, de ce qu’il m’a raconté, de ce qu’il a voulu y mettre. Il vivait avec d’autres ouvriers capverdiens dans une baraque où ils avaient un peu peur, où ils avaient froid, où ils se parlaient très peu, où ils se reposaient parce qu’ils étaient morts de fatigue après les journées de travail. Et pour moi, ça avait un côté un peu prison, une prison à eux... Là, on pourrait employer des mots un peu oubliés : ouvriers, prolétariat. Il y a un livre du philosophe Jacques Rancière qui s’appelle La Nuit des ouvriers. Voilà, cette partie du film, c’est un peu ça : la nuit des ouvriers, la nuit des maçons, une nuit où ils boivent, où ils dorment, où ils sont dans le noir parce qu’il n’y a pas d’électricité, où ils écoutent un peu de musique sur un petit tourne-disque. Et on a pensé qu’ils se répéteraient quelque chose, tout le temps. Au début, Lento demande à Ventura d’écrire une lettre pour sa femme, parce qu’il ne sait pas écrire. Ca a réellement été la fonction de Ventura dans le quartier, parce qu’il était plus cultivé, qu’il savait lire, écrire et qu’il avait une « bonne tête », comme il dit. Donc il écrivait des lettres d’amour, des lettres pour envoyer de l’argent... Bref, puisque c’est une prison, j’ai regardé des films de prison des années 40-50 : qu’est-ce qu’ils font ? Ils font toujours la même chose. Par exemple, ils écrivent les jours qui se suivent sur les murs, avec des traits. On n’a pas fait ça, mais on a trouvé un équivalent avec cette petite... chanson, presque. Ventura se mémorise ça tous les jours, juste pour ne pas oublier. En quelque sorte, ils sont des prisonniers et en même temps des gardiens de leur prison.

Cette lettre, elle était déjà dans Casa de lava. D’où vient-elle ? Et pourquoi avez-vous décidé de la réutiliser dans En avant, jeunesse ?

Le cœur de la lettre, ce sont des phrases d’une lettre de Robert Desnos que j’aimais beaucoup et que j’avais mises dans Casa de lava comme si c’était la lettre d’un ouvrier capverdien à sa femme. Là, puisqu’on tournait autour de la même chose, je me suis dit : pourquoi ne pas revenir à cette lettre et la jouer d’une autre façon ? En fait, dans ce film, il y a des morceaux de Desnos et des morceaux de Ventura lui-même, de ces fameuses lettres qu’il écrivait pour tout le monde et qu’il a encore aujourd’hui dans sa tête, puisque les formules en étaient très simples. Cette lettre est donc d’abord pour Lento, ensuite pour Ventura, puis pour personne, et ça devient presque autre chose qu’une lettre d’amour. Ca devient une preuve de fidélité ; l’histoire de sa vie ; un manifeste politique ou moral ; juste une petite comptine pour ne pas oublier. Et... il y a un peu de provocation, mais si les gens savent que Desnos a écrit cette lettre à sa femme dans un camp de concentration nazi, juste avant de mourir... ça dit un peu qu’une lettre envoyée d’un camp nazi ou d’une baraque à Fontaínhas ou, je ne sais pas, en Inde ou au Brésil, au fond ça n’a vraiment pas de différence... Le désespoir est le même, les causes sont presque les mêmes, ce sont les causes de cet « état du monde ». Bien sûr, pour Desnos, c’est très violent, mais je ne sais pas si Ventura n’a pas été aussi détruit et massacré qu’un prisonnier à Auschwitz. Ce que ces gens-là ont en commun, aussi, c’est de “ne pas avoir de stylo”, que ce soit à cause des Nazis ou à cause de la société. Ca veut dire qu’ils ne feront jamais de poésie, qu’ils n’écriront jamais de musique. C’est dans ce sens-là que je dis qu’ils n’ont pas de stylos. Ces gens ont été privés de beaucoup de choses – d’argent, de bonheur, de tout, quoi. Et de stylos. Ou de caméras, par exemple, pour faire des films.

L’expression « En avant, jeunesse ! » était aussi dans le dialogue de Casa de lava. D’où vient-elle ? N’avez-vous pas eu peur de l’ironie de ce titre ?

En avant, jeunesse, c’est une traduction pas très fidèle – comme toutes les traductions, mais enfin c’est celle que je préfère – de « Juventude, em marcha ! », un slogan qui était destiné aux jeunes militants du Parti de la Libération du Cap Vert dans les années 60-70. C’est une de ces phrases qu’on disait au début de la Révolution soviétique et qu’on doit dire aujourd’hui encore à Cuba. Un de ces cris un peu positifs et gais disant : « Ca va marcher ! avec les jeunes du Parti, une force va marcher vers le futur... » Au Cap-Vert, les gens ont gardé ça comme quelque chose de très quotidien. Dans Casa de lava, je m’en suis servi dans une scène où les femmes dansent. Elles disent ça comme elles pourraient dire : « Demain sera un beau jour ! », ou « Tout va bien ! ». La traduction que j’ai choisie pour le titre anglais a très peu à voir avec ça, prend un détour différent : Colossal Youth, “Jeunesse colossale”. Ca me plaisait parce qu’il y a le mot “colossal”, qui pour moi a tout à voir avec le travail qu’on a fait (sourire). Et puis ça rend compte de ce qu’il y a de grand, de monumental, dans Ventura, dans certaines choses. Je ne sais pas si c’est ironique. Pour moi, ça s’est révélé ironique, malheureusement, parce que tout ce que les jeunes disent dans le film est beaucoup plus noir, problématique ou même désespéré que je ne l’avais prévu. Ca vient d’eux, ce malheur, cette crispation, cet état d’abandon qu’on sent dans tous les personnages – les jeunes, surtout. Ca a été un peu une surprise, pour moi. Certains, même, ont vraiment foncé dans ce malheur : c’est le cas du personnage qu’on voit à l’hôpital et qui parle très violemment de sa mère. C’est une scène qu’il voulait absolument placer dans le film. Donc voilà, aujourd’hui le titre est beaucoup plus ironique qu’il ne l’était avant. Mais pour moi, ça a toujours eu à voir avec la jeunesse que figure d’une certaine manière la mémorisation de la lettre : cette marche qu’on fait dans sa tête. Je pense qu’on sent dans le film cet état de marche permanent – mais dans la tête, puisque ce sont des personnages immobiles et passifs, assis ou allongés sur des lits, un peu défaillants ou fatigués. La jeunesse, pour moi, c’est une marche en arrière. Je ne parle pas du souvenir de sa propre jeunesse mais de la jeunesse qu’est la pensée. La pensée est toujours une jeunesse, un projet, un espoir. Ca fait un peu mauvaise métaphore, mais pour moi, ça a un sens. Des jeunes gens peuvent paraître très vieux et Ventura, qui est plus agé, est parfois très gamin. C’est pareil pour tous les personnages : par moments, ce sont des enfants... Voilà ce qui me plaît dans le film : il n’y a pas vraiment de différence d’âges. C’est un film qui dit ça, aussi : il n’y a pas d’adultes, d’enfants. C’est pour ça que, dans la dernière scène, la fille de Vanda (qui a deux ans) et Ventura sont à égalité et se parlent sans parler. Ils peuvent se parler parce que l’enfant ne sait pas parler : elle émet des sons, et Ventura aussi. Je ne sais plus qui disait ça [il s’agit de Jacques Rancière, ndr], mais c’était assez beau, et je suis d’accord : on ne sait pas vraiment si c’est Ventura qui garde l’enfant ou si c’est l’enfant qui garde Ventura.

- Filmer

D’un point de vue stylistique, vous êtes passé dans votre cinéma de visages filmés en longues focales dans Casa de lava et Ossos à des corps filmés en très grand angle dans En avant, jeunesse...

Oui, je ne sais pas si je ne ferai pas d’autres films avec d’autres focales. C’est déjà une question de moyens. En avant, jeunesse est filmé en vidéo [à la différence de Casa de lava et d’Ossos, ndr]. Or il y a certaines choses, selon moi, auxquelles la vidéo ne rend pas justice : les paysages, les extérieurs riches, les forêts, les montagnes... Elle n’est pas faite pour ça, je pense. Même pas ce qu’ils appellent HD, qui est encore pire. Pour moi, ça n’a pas la même valeur, la même richesse qu’en 35mm : inutile de faire des théories là-dessus. Si on filme des paysages – et pour moi, un gros plan sur un visage, c’est pas nouveau, c’est aussi un paysage –, il faut faire très attention à tout : la définition, la déformation, les couleurs... C’est mieux en 35mm. Les rares gros plans en vidéo qu’on a dans Vanda sont là parce qu’ils doivent être là, pour des raisons qui ont à voir avec ce film en particulier. En avant, jeunesse traite beaucoup plus de l’espace – des espaces que les gens occupent. C’est pour cela qu’il fallait montrer l’espace, voir les gens passer d’une chambre à l’autre, ouvrir les portes. Par ailleurs, l’espace provoque une autre chose : le temps. Et inversement.

Vous faites partie de ces cinéastes qui ne tourneront plus qu’en DV, ou vous n’êtes pas décidé là-dessus et reviendrez peut-être à la pellicule ? Voire aux acteurs professionnels ?

Je pense que ça serait plus simple pour moi de faire un film en pellicule 35, 16, ou même super 8, que de travailler avec des acteurs professionnels... J’ai besoin de travailler longtemps, de répéter et de tourner pendant des mois, etc. J’aimerais bien, pourquoi pas, mélanger des acteurs à des gens du quartier. Ce n’est pas que je n’aime pas les acteurs, c’est juste qu’ils n’ont pas le temps, qu’ils ne voient pas la raison de ce genre de travail, donc je vois mal comment je pourrais... Et il y a aussi l’argent, bien sûr, parce que payer un acteur à un tarif d’acteur pendant un an, pour moi, c’est impossible. Comme pour les techniciens. Pour la pellicule, oui, pourquoi pas, on peut très bien faire un film à trois en 35 – c’est un peu lourd pour certaines choses, mais on peut le faire. Si j’utilise la vidéo, ce n’est même pas pour une question d’image, puisqu’elle est moins riche que la pellicule. C’est surtout que ce genre d’outils va bien avec ce que je fais, avec la production que j’ai : il y a une correspondance des moyens et des formes, un équilibre qui fait que ça marche bien en vidéo. Il faut juste tenir compte de ses limites.

- Continuer

Pour Tarrafal, qui fait partie d’un film collectif, L’Etat du monde, qu’est-ce qui vous a été demandé par les commanditaires ? Est-ce que c’est un film que vous auriez fait de toute façon, ou vous avez répondu à une commande ?

J’ai reçu un appel du producteur qui m’a expliqué qu’il produisait un film collectif, avec six réalisateurs, financé par la Fondation Gulbenkian, un musée à Lisbonne. C’est marrant, parce que j’avais tourné une scène dans le musée Gulbenkian dans En avant, jeunesse, et le hasard a fait que tout de suite après, il me demande ça. J’ai dit oui parce que de toute façon je comptais faire un autre film avec les habitants du quartier. Peut-être que ça n’aurait pas été celui-là, parce que celui-là, il y avait des contraintes, c’était une commande bien précise : 15 minutes. Il devait se tourner en vidéo, aussi – bon, pour moi, ça, ce n’était pas compliqué. Après il m’a dit que le film s’appelait L’Etat du monde, qu’il faisait partie d’un projet d’exposition, de musique, de théâtre, dans le cadre d’une année de “productions artistiques” et de débats sur l’“état du monde”. Et il m’a dit : « Voilà, je vous ai expliqué le titre, maintenant vous pouvez en faire tout ce que vous voulez. » J’imagine quand même qu’ils m’ont appelé moi parce qu’ils savaient exactement ce que ça allait donner, mon état du monde : on sait plus ou moins ce qu’on peut attendre, c’est chiant mais c’est comme ça ! (sourire) Donc j’ai proposé aux gens du quartier qui étaient avec moi à ce moment-là, Ventura, trois-quatre personnes : « J’ai cette commande, il faut faire un film assez vite, en deux mois. » Pendant une semaine, on a un peu traîné, comme toujours, on a parlé, passé en revue toutes sortes d’hypothèses. Et un jour, on a croisé au bar un des garçons qui nous avaient aidés sur Vanda et En avant, jeunesse, complètement paniqué : il avait reçu une lettre de déportation [d’expulsion, ndr] du Ministère des Affaires étrangères. Et donc commençait ce procès de déportation. Il avait un mois pour répondre, se présenter, je ne sais quoi. Et ce qui est marrant – dramatique, bien sûr, mais marrant –, c’est que c’est un petit caïd du quartier, un petit dealer, et là il était paniqué comme un bébé ! Donc ça a commencé comme ça, on s’est dit : pourquoi ne pas faire 15 minutes autour de cette lettre ? Comme c’était une lettre, ça faisait un peu une correspondance avec l’autre film. Alors il a proposé un truc qui n’était pas mauvais, l’idée d’une espèce d’adieu au quartier, à sa mère, à ses amis, comme si c’était sa dernière journée avant son départ. J’ai dit : oui, mais en 15 minutes ça va être compliqué, c’est une belle idée pour un long. Mais c’est comme ça que ça a démarré. On a commencé avec une scène où il parle avec sa mère d’un hypothétique retour au Cap-Vert.

Les scènes qui suivent sont assez différentes.

Oui, après on a tourné ces scènes un peu “poétiques”, une espèce de fable qui se passe hors du quartier et qui n’est déjà même plus sur Terre... La lettre, elle a presque un côté film d’horreur, parce que c’est une lettre qui vient du diable. J’ai pensé à un film de Tourneur, Night of the Demon [Rendez-vous avec la peur, aussi appelé Curse of the Demon, ndr], qui est un peu une histoire comme ça : c’est un petit papier, un message que le diable te passe un jour dans le métro, et tu dois forcément le passer à quelqu’un d’autre, sinon tu meurs. Et ce qui est marrant, c’est que cette histoire, c’est exactement la même qu’une histoire du Cap Vert, du Brésil, du Portugal : ça fait partie du folklore, des mythes et légendes des différents pays lusophones. Et ça me paraissait assez joli que ce soit une lettre du démon qui vienne expulser ces gens pour toujours... L’autre raison pour laquelle ça ne se passe nulle part, c’est qu’ils ne veulent pas être dans le nouveau quartier. Ca, j’ai senti que ça allait être un problème, une question à traiter dans les films que je ferais avec eux après : ils ne sont pas à l’aise dans ce quartier, comme on le voit déjà dans En avant, jeunesse. Ils ne savent pas l’habiter, ils ne savent pas y vivre. Tourner dans ce quartier, c’est chiant. Pour moi, pour eux. Donc on l’a fait ailleurs : on a traversé l’autoroute, on a trouvé un coin entre quatre arbres et un rocher et là, on a fait une sorte de petit théâtre. Peut-être que je me trompe, mais je crois que ça annonce clairement qu’ils sont déjà en enfer, ou au ciel, ou dans un lieu qui n’est nulle part... Du coup, quand ils jouent, racontent, se déplacent, quand ils font des gestes dans ce décor, ils s’approchent d’autre chose, quelque chose de complètement différent. Peut-être que les films qu’on va faire désormais seront moins réalistes, ou réalistes d’une autre façon, mais c’est sûr qu’on perd un peu de réel, de social. Les maisons seront peut-être moins figurées, parce qu’ils les ont perdues, comme leurs bars, leurs ruelles. Peut-être qu’ils vont les retrouver d’une autre façon, qu’ils vont aménager leur nouveau quartier, mais pour l’instant, ces bâtiments blancs, comme ce ne sont pas eux qui les ont construits, ils n’y sont pas à l’aise.

Entretien réalisé à Paris le 16 janvier 2008 par Raphaël Lefèvre
Merci à Viviana Andriani

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