segunda-feira, 25 de janeiro de 2010

Entretien avec Pedro Costa


L'enfermement et la fiction

« Je me souviens três bien qu'un jour, sur le tournage d'un de mes premiers films, je me suis dit que je n'étais pas fait pour filmer des paysages. Je me sens beaucoup mieux dans une chambre, dans des couloirs, dans cette espèce de laboratoire humain où il y a des gens qui s'agitent, qui cherchent, avec très peu de moyens, avec des cendriers, des lampes de poche. Pour le film avec Jeanne Balibar, comme pour le film avec Jean-Marie Straub et Daniele Huillet (Où gît votre sourire enfoui ?, 2001), j'essaie d'aller plus loin qu'un simple documentaire sur le travail artistique, j'essaie vraiment d'aller vers une fiction. Pendant qu'ils cherchent, pendant qu'iIs travaillent, pendant qu'ils doutent, j'essaie de trouver une histoire là-dedans, un petit fil d'histoire qu'on pourrait suivre, et qui naît de l'espace et de la lumière. Dans le film sur les Straub, c'était le couple, l'homme et la femme, l'écran du moniteur de Daniele et la porte du couloir de Jean-Marie, les allers-retours. Dans le film sur Jeanne, j'ai cherché à construire un espace sans jour, sans nuit, hors du temps, quelque chose d'intense et de très, très long qui pourrait donner l'envie de suivre une histoire. Je me suis fabrique la fiction d'une bande de quatre types qui sont perdus dans une cabane en pleine forêt. II y a un feu de cheminée, il y a clairement le chef du gang, il y en a un autre qui ne parle pas et qui est très anxieux. Enfin, il y a Jeanne qui apaise tout ça, dans son coin. Comme dans un polar ou un western des années 40. Quand j'étais enfant ou adolescent, j'éprouvais devant les westerns une sensation d'enfermement beaucoup plus grande que dans des films étouffants comme ceux de Joseph H. Lewis. Même filmes dans de grands espaces, les westerns d'Anthony Mann, pour moi, manquaient d'air. Je ne voyais pas l'ouverture mais l'enfermement. »

Le noir et le blanc

« Pendant tout le tournage, j'ai évidemment filmé en couleurs avec ma petite caméra. Au début, je ne pensais pas faire le film en noir et blanc. C'est une décision de montage. Chaque fois que je visionnais les concerts que j'avais filmes, je me disais que les lumières des salles de concert étaient très moches. Alors, dans un geste de désespoir, j'ai tourné le bouton de saturation de couleur et tout d'un coup il y avait le noir et blanc. Les concerts passaient beaucoup mieux ainsi que d'autres plans comme celui où Jeanne répète avec sa directrice musicale l'opéra d'Offenbach. Son visage devenait, je ne sais pas si c'est plus réel, plus concret ou plus irréel, mais on voyait des choses qu'on ne voyait pas en couleurs, par exemple les rides, les dents, les nerfs, le cou. II y avait une toute autre sensualité. J'ai donc décidé de tout passer en noir et blanc. Puis j'ai pris la décision un peu folie de transférer la petite vidéo en noir et blanc en négatif 35 mm, un vrai négatif noir et blanc. Et c'est une histoire triste parce qu'à la fin de notre travail de kinescopage et de tirage de copie, les techniciens d'Èclair m'ont dit: "Dommage, c'est beau, mais dans deux ans tu ne pourras pas en faire un autre comme ça, ce sera fini." Donc, quelqu'un comme Garrel, je ne sais pas comment il va faire, mais ce ne sera plus possible... »

Le rêve et l'action

« Ne change rien repose sur des blocs assez opposés, avec des genres de musique très différents (Offenbach et le rock). À partir du moment où, au montage, j'avais choisi ces blocs, je me suis un peu perdu moi-même dans les paroles des chansons. Dans l'histoire de la Périchole, dans les histoires que Jeanne chante, je commençais aussi à voir une histoire d'amour où il était question de solitude, de torture, d'amour perdu. J'ai suivi un peu ça en assemblant les blocs par thèmes. II y a 80 % de musique dans le film, mais je n'ai pas trop fait attention aux chocs, aux raccords musicaux. Le montage ne suit pas ça, ce n'est pas du tout une alternance de musique douce et de musique plus violente. On voulait aller vite. Sans transition, sans respiration. C'était plutôt ce que Jeanne chante, ce qu'elle essaie de raconter qui m'intéressait beaucoup parce que, à travers elle, revenaient d'autres femmes de mes films, comme Vanda ou Edith Scob. C'était comme la construction d'une femme qui n'est pas là mais qui vient avec Jeanne, avec ses mots, avec ses paroles. C'est donc finalement un film propice au rêve. Alors que je pourrais dire que je déteste le rêve. Le cinema, c'est le rêve mais c'est aussi l'action. Disons qu'avant j'étais beaucoup plus dans le rêve que dans l'action. Maintenant, je suis beaucoup plus dans l'action pratique, dans la routine du travail un peu chiant, acheter du papier aluminium pour l'éclairage, transporter le pied de caméra, faire moi-même les sandwichs. Et ça c'est de l'action, ce n'est pas du rêve. Mais je n'aime pas non plus l'action. Je veux dire que je deteste le rêve comme l'action. Mais comme je dois faire avec les deux, je les mélange. Ce n'est pas une chose plus qu'une autre. Je ne suis pas dans un rêve de cinema, je ne suis pas dans un petit rêve de scénario, je ne suis même pas dans un petit rêve de perfection, d'idéalisation d'un film à faire. Je suis beaucoup plus dans les emmerdements de la routine, qui peuvent être une torture mais dans lesquels j'ai aussi appris à trouver du plaisir. »■

Propos recueillis par Nicolas Azalbert, le 19 décembre 2009.

Cahiers du Cinema, Janvier 2010, Nº 652