Ne Change rien
Dans un noir et blanc sublime, un grand moment de poésie documentaire sur une chanteuse – Jeanne Balibar – au travail.
Ne change rien s’ouvre sur un extrait d’un concert de l’actrice et chanteuse Jeanne Balibar, accompagnée par son complice musical Rodolphe Burger. Le gris sombre de l’image est un peu froid, nébuleux, irréel. L’interprète et ses musiciens, posés sur une scène insituable – dans quelles circonstances jouent-ils ? face à quel public ? aucun contrechamp ne viendra nous le dire –, semblent appartenir à un autre monde, un bloc de sons et de lumières étrangers. Quelque chose pourtant nous ramène fortement à eux et rompt cette distance apparente, un détail infime qui oriente la perspective de notre regard : les petits spots ronds, au-dessus du groupe, mis en évidence par la contre-plongée. La caméra reste suspendue à cette constellation artificielle et y puise toute la nécessité de la scène.
Nécessité cinématographique première d’avoir un minimum de lumière pour que quelque chose existe à l’écran, comme s’il s’agissait de capturer les premiers rayons de l’aube ou la dernière lueur du jour. Chez Pedro Costa, ce minimum, tenu à merveille par la mise en scène, finit par devenir vital et par donner sans crier gare du sens à tout ce qui l’entoure. C’est dans la fragilité même d’un éclairage, d’une voix vacillante ou de mots posés sur un accord de musique que vibrera tout le long du film cette magnifique et ténue nécessité (musicale, formelle, existentielle). Et nous avec.
“Ne change rien, pour que tout soit différent…” Ces paroles psalmodiées d’une chanson de Balibar correspondent assez bien à ce que le cinéaste portugais capte de l’interprète, pure présence, à la fois immuable dans le noir et blanc sublime de l’image, et caméléon, c’est-à-dire caisse de résonance de mots qui retentissent en et autour d’elle, repris parfois jusqu’à épuisement.
Des répétitions pour son deuxième album aux représentations décadrées de La Périchole d’Offenbach, en passant par des cours de chant lyrique, ce visage, souvent à deux doigts d’être mangé par les ténèbres, reste identique et autre, ici et ailleurs, pris dans un entre-monde incroyablement tangible, où nous sommes libres de nous raconter des histoires, de nous perdre pour mieux nous retrouver. Documentaire sur le travail artistique (comme l’était Où gît votre sourire enfoui ?, filmant les cinéastes Straub et Huillet sur leur banc de montage), le film – chambre noire aux mille et un échos – nous parle aussi admirablement de nos fictions.
“Ne change rien, pour que tout soit différent…”, tel pourrait être le credo de Costa lui-même qui, tout en s’aventurant sur un autre territoire que celui du Lisbonne pauvre dépeint dans ses précédents films, garde le même cap, tenace et exigeant : proche ici du meilleur Garrel des années 1970 (filmant Nico en noir et blanc), il reste viscéralement fidèle à une esthétique de la précarité, intense car ne tenant qu’à un fil, celui qui maintient le cinéma en vie.
Le 22 janvier 2010- par Amélie Dubois
LesInrocks