terça-feira, 16 de fevereiro de 2010

La matière poétique - Entretien avec Pedro Costa


Fiction de l’esprit ou réalité hasardeuse, l’entretien avec Pedro Costa a rejoué les arrière-fonds sonores bruyants de ses films, composés de claquements de portes lointains, de brouhahas extérieurs, de jaillissements sourds et de bruits incongrus. Sans aucun dogmatisme ni ton péremptoire, Pedro Costa a commenté son œuvre de cinéaste de sa diction patiente, avec une acuité et une sollicitude singulière. Pour commenter Ne change rien, le cinéaste a évoqué ses précédentes réalisations, depuis Dans la chambre de Vanda (2000). Il en résulte autre chose qu’un entretien qui explicite l’ouvrage de réalisateur, davantage qu’une confession sur les sources d’une esthétique, une réflexion profuse sur une certaine poétique du cinéma.


Fin de séance : Dans Ne change rien, vous vous écartez du quartier de Fontainhas pour filmer un travail d’invention d’artistique, ce que vous aviez déjà fait dans Où gît votre sourire enfoui ? Hormis votre admiration pour la musique de Jeanne Balibar, qu’est-ce qui vous a poussé à vous éloigner du quartier pour filmer son travail et celui de Rodolophe Burger ?

Pedro Costa : Il se trouve qu’on avait moi et Jeanne un ami très proche -d’ailleurs un garçon qui faisait le son avec moi de La chambre de Vanda- qui est mort, qui était français, qui habitait Lisbonne et qui tournait aussi en France. Il a fait beaucoup de films avec Jeanne, des films d’Amalric et de Laurence Ferreira Barbosa. C’est lui qui m’a un jour passé le disque. Je crois que c’était pendant le tournage de Vanda qui a été très long. Un jour, il m’a donné ça et il était très enthousiaste. C’est un disque qu’il aimait beaucoup. Et puis il m’a dit comme ça : « Ce serait bien de faire quelque chose avec Jeanne, d’ailleurs comme elle sort un disque. ». Il voulait faire des clips, je crois que c’était ça l’idée. Jeanne avait l’idée de demander à des cinéastes de faire chaque chanson pour faire un clip ou un DVD. Chose qu’on n’a jamais fait. Mais il se trouve que j’ai rencontré Jeanne, que je ne connaissais pas, à Marseille, dans un festival de cinéma. J’étais au jury et elle était ma présidente du jury. On a passé une semaine, dix jours ensemble. On a beaucoup parlé des films qu’on voyait, de musique et on a découvert beaucoup de chose qu’on aimait tous les deux. Elle était à ce moment très partagée. Je crois qu’elle aime beaucoup la chanson, le théâtre, le cinéma, écrire, plusieurs choses. Je crois qu’à ce moment là, elle détestait un peu les conditions de tournage des films longs. Et donc elle était un peu curieuse de ma façon de tourner avec des très petits moyens. On a parlé de tout ça et donc je pense que j’ai eu cette envie de réécouter le disque. Juste après ce festival, elle m’a appelé. Elle me disait : « Je vais faire un concert à Paris. ». Il se trouvait que moi j’étais à Paris et j’ai réussi à faire venir aussi Philippe, qui était ce garçon, Philippe Morel qui faisait le son. Et c’est la première chose qu’on a faite, on a filmé un concert. Et après ça s’est fait petit à petit, y avait pas l’idée d’un film. C’était vraiment juste pour Jeanne, qu’elle enregistre, archive ce qu’elle fait en concert. Offrir quelque chose avec une image intéressante et un son fait par Philippe, quelque chose à peu près propre, pas trop mauvais. Y avait que ça, y avait pas de contrat, y avait pas de plan pour faire un film. Et après c’était juste comme ça, tous les six mois, puis elle m’appelait. Philippe disait : « Elle va chanter. Elle va faire un concert peut-être, on pourrait filmer. » Et donc on en a fait trois ou quatre. On partait, on filmait le soir, juste le temps du concert. Je n’ai jamais tourné d’autre chose, c’est à dire des choses qu’on voit tout le temps, comme des trains, des groupes qui se reposent, les bars, des choses avant le concert, le backstage, tout ça. J’ai juste le temps des concerts. Peut-être, le moment où j’ai pensé vraiment que ça pourrait donner quelque chose, c’était juste après la mort de Philippe Morel. Jeanne m’a dit qu’elle allait écrire un deuxième disque, qu’elle allait se préparer, préparer avec Rodolphe Burger, les autres musiciens, qu’ils allaient essayer de répéter une chanson. C’était la première fois où il y a eu l’idée. Et là j’ai pensé venir et m’installer avec eux. Ca devait durer cinq jours, une semaine. Et donc j’ai organisé très vite un ingénieur du son et un autre garçon pour aider un peu à la caméra et la lumière. On est parti les trois. Ils répètent toujours chez Rodolphe, en Lorraine, à Sainte-Marie-aux-Mines. Je crois que c’est sa maison d’enfance. Il a installé un studio. C’est ce qu’on voit dans le film, où ils enregistrent. On a passé les cinq jours à tourner les répétitions. Ils étaient là haut, à chercher les accords, des sons, des timbres et nous en même temps, on cherchait, moi je cherchais des cadres. Le film sur les Straub faisait presque la même chose, c’était des gens qui cherchaient. Après ces cinq jours de tournage, Jeanne a fait d’autres choses, une mise en scène d’Offenbach. Je me suis dit que ça pouvait être intéressant Offenbach. Je ne connaissais pas du tout. On est venu. Ca c’était filmé à Aix, c’était le festival d’Aix. J’étais là avec un garçon pour le son, on a tourné juste trois jours. Et là c’était marrant parce qu’Offenbach, ça se mélangeait très très bien avec les chansons pop. Et tout le travail que Jeanne faisait pour cet opéra, un travail de chant vraiment, quelque chose d’un peu plus technique, c’était, disons, le bloc, le moment qui manquait. On avait les concerts, les répétitions, la recherche et après on avait ça. J’étais pas encore sûr. Puis j’ai fait d’autre chose entre temps. J’ai fait un film, j’ai fait des courts-métrages. Un jour je me suis décidé à regarder tout ça et puis à essayer de voir s’il y avait des choses, j’ai tout regardé. J’étais après avec une fille avec qui je monte mes films (Patrica Saramago), on s’est dit que c’était peut-être possible. On avait même l’idée que ça allait se faire très vite. Évidemment que non, comme toujours, on a passé beaucoup de temps, cinq mois de montage. Parce qu’en même temps, ça a été très très difficile techniquement. Le son, notamment. C’est toujours très difficile techniquement de faire un film avec de la musique pour des questions de raccord. Les coupes sont très très délicates. Ca a été long. Tout ça pour dire qu’il n’y a jamais eu d’idée comme ça au début, y aura un film, un long métrage, un travail artistique, musical, etc. C’était une série, en crescendo presque, d’envies de ma part et aussi de la part de Jeanne et des musiciens. Parce que vraiment aux répétitions, on se sentait un peu frères des musiciens. On était plus ou moins invisibles, on était trois. Eux, ils étaient parfois cinq, normalement quatre mais on faisait vraiment partie de la même chose. C’est le travail. En apparence, c’est très très différent des autres films mais en effet non parce que c’est les mêmes conditions que j’ai au quartier parfois. J’essaie de créer au quartier des choses qu’on ne voit pas dans les films. Elles commencent toujours un peu comme on les voit dans ce film, c’est à dire moi et les acteurs qui ne sont pas acteurs. On est toujours en train de chercher quelque chose. Un film comme Dans la chambre de Vanda, c’est aussi un labo, elle cherche des choses aussi, comme les Straub. Elle cherche des souvenirs, elle cherche des sentiments, des paroles. Mais pour nous, ça fonctionnait comme un labo, moi et elle. Moi je cherchais une lumière. Pour ça je me sens plutôt à l’aise, je me sens mieux comme ça que sur un tournage, que j’ai abandonné depuis longtemps, où tout est déjà réglé, déjà trouvé. Sur un tournage normal, on pense chercher mais mon expérience s’est avérée un peu triste.

Fin de séance : Vous filmez en grande partie de remarquables figures féminines. Jeanne Balibar, dans Ne change rien, devient l’égale de Clara (O Sangue), Mariana (Casa de lava), Tina, Clotilde (Ossos/Juventude em marcha), Vanda, Danièle Huillet ou même de la mère dans Tarrafal. Comment expliquez-vous votre goût prononcé pour les forts personnages féminins ?

Pedro Costa : C’est pas très bien de dire ça mais le cinéma c’est un peu… c’est pas un art hétérosexuel mais presque. Y a des femmes. Les femmes sont une partie importante de l’histoire du cinéma, de fascination. C’est pas de l’improvisation mais c’est vraiment un travail de recherche. On cherche tellement et on voit. Ca se passe pendant le film, ça se passe avant et ça continue après le film avec Vanda, Danièle Huillet ou mêmes les autres actrices qui sont venues d’autres films, peut-être un peu moins. J’aime bien ce moment un peu fragile où on ne sait pas très bien ce qui s’élabore. C’est plus flagrant dans les films de Bresson. Parce que dans Ne change rien c’est comme si on avait le résultat final, c’est aussi la répétition de cette chose qu’il faut maintenir. Ce qu’on voit, Vanda ce qu’elle fait aussi, c’est vraiment chercher en soi quelque chose qui peut-être parfois n’apparaît pas, ne vient pas, les souvenirs ou les sentiments. Et ça on le filme, on le filme et on le garde. J’ai vu un documentaire sur Chaplin, il y a très longtemps. C’est un peu la même chose. Mais ça c’était quand la pellicule était moins chère, elle était déjà chère mais on pouvait faire ça et lui il pouvait faire ça. Il tournait tout le temps, c’est à dire il tournait les répétitions, il filmait tout. C’était pas une méthode théâtrale ou on répète à table, on répète sans caméra et après on fait les plans. Lui il tournait tout le temps, donc les accidents on les voit. Parfois il gardait. Les accidents, les fautes, les erreurs, le travail, tout. Donc c’était vraiment -j’allais dire très mécanique- très chiant. Il filmait tout le temps, de neuf heure du matin jusqu’à la fin. Et moi je fais un peu la même chose, je peux le faire parce que c’est pas cher. Et ce que je filme c’est un peu ça, c’est des gens qui sont en face de moi et qui cherche, y a pas d’autres mots, à la manière de Jean-Marie [Straub]. Evidemment, il y a toujours des lignes, des directions qu’on pressent, qu’on impose mais très très peu pour Ne change rien. Parfois je demandais qu’il répète encore. C’est marrant parce qu’ils trouvaient que musicalement, ils étaient bien. Moi je demandais encore deux ou trois prises. Parfois c’était moins bien que ce que je demandais. Ils arrivaient à une forme qu’ils trouvaient enfin correct et quand je demandais encore une, deux, trois fois, ça ne marchait pas ou ils trouvaient d’autre chose. C’était un peu les provoquer, susciter d’autre chose. C’est la même méthode que pour Vanda. Tout ça pour dire qu’il n’y a pas un scénario qu’on fait et qu’on tourne. Parfois une prise donne l’idée d’autre chose. Quand je parle de prise, je parle d’une heure de cassette. Pendant une heure, il se passe beaucoup de chose. Parfois c’est juste ce qu’on veut, c’est les trois secondes du milieu, de cette cassette d’une heure. Alors on fait encore une heure pour retrouver ces trois secondes, voilà…

Fin de séance : Vous êtes, je le crois, un cinéaste de l’amour. Alain Badiou dans son ouvrage « Eloge de l’amour » nomme la relation amoureuse la « scène du Deux ». Il appelle cela ainsi car pour lui, l’amour se construit à deux, à trois (comme chez Ozu) pour édifier une vie sur la durée et à l’échelle d’une communauté. Dans les films que vous réalisez, cela se sent très fortement, vous semblez entretenir une relation puissante et amoureuse, à l’instar de Godard. Comment expliquez-vous cet élan pour ce que vous filmez ?

Pedro Costa :Une chose est sûre, pendant les tournages, il y a un régime d’intensité qui est très différent. Je parle là des gens avec qui je tourne plus souvent, des gens du quartier. Quand on tourne y a des affects. Y a un degré de puissance des affects, positif ou négatif, qui est énorme. Sur le tournage, peut-être plus là-bas, c’est peut-être encore plus violent -je dis violent, pas au sens péjoratif-, plus puissant qu’ailleurs, que dans d’autres milieux. Je ne sais pas, je ne pense pas beaucoup à ça. Je crois que les cinéastes ne pensent pas beaucoup à ça. Mais dans ces tournages, c’est mélanger amour, peur. La peur est très présente, tout le temps, que quelque chose disparaisse. J’habite un quartier où les gens qui vivent sont toujours au bord d’une disparition réelle, d’un effacement. Je pensai quand j’allai au quartier avant, maintenant c’est plus stable, j’étais jamais sûr que Vanda, sa sœur ou sa mère ou sa maison seraient là. C’est des lieux propices à la disparition. C’est banal, c’est naturel la mort. On ne sait jamais, maladie mélangée accident mélangé cas de police mélangé cas psychologique. Y a toujours un mystère. Pas un mystère romanesque mais ce genre de mystère très très banal. Ca c’est la société d’aujourd’hui qui fait que si t’as pas beaucoup d’argent en poche, si tu vas pas bucher tout le matin, tu peux pas vivre. C’est peut-être ça qui fait que mes tournages, enfin mes préparations tournées ou filmées sont pleines de cet espoir d’une rencontre, de trouver quelque chose par le film. C’est donner beaucoup de chose, donner la parole à beaucoup de gens. C’est toujours très impressionnant de gravité pour moi. Je dis toujours : « Je ne serai pas capable de faire ça ». C’est pas le même sentiment que de tourner avec les acteurs : « Plateau, bonjour, caméra, acteur, bon tu te mets là, tu viens, tu dis bonjour, etc… » Ca a rien à voir. J’ai expliqué plein de fois que c’est beaucoup plus les choses qu’on ne tourne pas qui compte, les jours où on ne tourne pas, où on doit faire des choses, où on doit aider quelqu’un à chercher quelque chose pour trouver un papier d’assurance, un médicament, n’importe quoi. On a cette liberté qui est un peu plus proche d’un tournage un peu moins officiel, moins fonctionnaire. C’est pas que ce soit moins chiant mais en même temps on peut se permettre le luxe de ne pas tourner parce qu’y a quelqu’un qui ne va pas bien. Parfois ce n’est pas l’acteur, ce n’est pas Vanda qui se sent mal, c’est sa mère. Elle est pas bien et donc on ne tourne pas. C’est des sortes d’amour ou d’affect. Je crois qu’y a plus des fantasmes ou des fantômes d’amour du cinéma, « J’aime le cinéma » ou des T-shirt « J’aime le cinéma » ou « J’aime les acteurs ». Nous, y a pas ça. On est tellement loin du cinéma. Eux ça devient plus terre à terre, c’est vraiment banal. Et je crois que ça, ça fait tout. Pas avoir d’argent, ça fait tout. Ce n’est pas souvent. On a filmé certaine chose parce qu’on n’avait pas la force, la conviction que 500 euros peuvent acheter un truc meilleur que ce qu’on a. Ca peut rien dire les histoires de budget. C’est aussi terrifiant parce que ça te force à une concentration vraiment gigantesque. Tout ce qu’on sait c’est qu’il faut faire cette scène. Il faut une concentration, comme disait Straub, une espèce de réduction des choses sans être trop minimale. Ce serait une concentration où tu sentirais que les choses manquent, donc ça doit venir inévitablement des gens, du rapport que tu as avec les gens. Ce n’est pas les décors, ce n’est pas la lumière, tout ça c’est l’ensemble. Moi j’ai eu de la chance parce que c’est des gens qui croyaient beaucoup, qui ont compris qu’on pouvait faire des films là-bas. Ce ne sont pas des films à production mais au fond, pour nous, ça devient un peu ça. J’ai évité cette histoire d’amour de façon élégante mais je crois que c’est ça. C’est à dire que c’est vraiment très très grave. Si on rate, c’est beaucoup plus grave que sur un tournage. C’est beaucoup plus grave quand on n’a pas l’argent. Quand on a rien, c’est beaucoup plus grave. On est tous très responsables, devant et derrière la caméra. Avant j’avais pas ça, y avait des responsables pour tout, séparés, spécialisés. Si on rate quelque chose sur un film à nous, on est un peu dépassé. C’est plus familial, c’est plus mafieux presque.

Fin de séance : Lorsque vous tourniez à Fontainhas, vous vous rendiez tous les jours dans le quartier, abordant l’œuvre de mise en scène comme un travail quotidien. Pour Ne change rien, les séances de tournage étaient plus dispersées. Comment avez-vous abordé ce rythme-là ?

Pedro Costa : Les concerts, disons que c’était des moments comme des castings. C’était des moments que je ne considérais pas vraiment. D’ailleurs, je me demandais si ça allait passer. J’ai hésité beaucoup pour les concerts. J’ai fait des choses différentes dans les concerts, très proche, très loin, je cherchais de partout. Finalement quand je me suis décidé à monter deux, trois choses de concert, j’ai laissé le point de vue le plus proche de celui d’un public, des gens derrière presque. Ca c’était des figures obligatoires, comme une gymnastique. Pour le reste, il n’y avait vraiment pas de différence. Les séances de tournage étaient séparées dans le temps mais c’est peut-être bien aussi. Pour les autres films aussi, on tourne tous les jours, six jours par semaine, du lundi au samedi mais on refait beaucoup de choses. Depuis toujours dans les films de Fontainhas, on peut faire un plan, une scène, lundi, janvier et après refaire le même plan en avril, juin parce que cette chose là qu’on a filmé devient différente. C’est le film Ne change rien cette histoire : différence, répétition. J’ai filmé beaucoup de choses dans la chambre de Vanda que j’ai pas inventé, que j’ai pas crée, c’est juste que j’ai vu et que j’ai un peu répété après avec les gens. On a tourné cette chose, on l’a reproduite d’une autre façon que dans la vie. On a une part un peu de réalité, pas de fantaisie. Donc, moi je la filme parfois, cette chose, deux, trois fois avec des petites variations. J’ai filmé des morts, enfin des gens qui étaient là et après n’y sont plus. Il y a quelqu’un qui vient et qui dit : « Il est mort. ». C’est à dire j’ai filmé un truc où il est question de la mort de quelqu’un et trois mois après, c’est la même chose, et alors je reviens à cette histoire. C’est quelqu’un d’autre mais qui a des liens avec le film. Et trois mois après il y a un autre et après un autre. J’ai tout filmé et après je choisis. C’est presque comique. Enfin c’est tragique, tous les morts sont différents, les sentiments sont différents. Ne change rien n’est pas très différent. Dans les moments de répétition, les moments d’opéras, ce sont les petits changements qui font les différences. Comme le film sur les Straub.

Fin de séance : Constituez-vous un carnet de notes rempli d’images et de textes pour chacun de vos films comme ça a été le cas pour le tournage de Casa de lava ?

Pedro Costa : Non. Là je l’ai fait sûrement parce que j’étais moins sûr, je crois. C’était un rêve de faire une espèce de remake d’un film que j’aimais beaucoup, qui est le fameux film de Jacques Tourneur. Il y avait plein de choses tangibles, de références à d’autres films, des visages, des couleurs, plus des histories qui avait à voir avec mon projet, qui avait un peu à voir avec Tourneur, qui avait beaucoup à voir avec le pays où on tournait. C’était un truc politique, que j’ai fait. Et après, le carnet c’était pour me protéger encore. Aujourd’hui, j’ai perdu ça. J’allais dire j’ai pas le temps mais c’est pas vrai. En quelque sorte j’ai pas le temps parce que vraiment y a beaucoup de choses à faire pendant le tournage, donc j’ai pas le temps. En dehors des tournages, je suis en temps réel avec les quartiers, très très vif, très triste. Ca ne me laisse pas beaucoup de temps pour faire de l’art comme ça, pour délirer un peu avec le carnet. Je prends mes notes pour ne pas oublier l’histoire de Madame je-sais-pas-quoi ou quelqu’un que j’ai vu. Il faut parler avec lui, chez lui et c’est tout, des brouillons de petits dialogues. J’entends, c’est vraiment très très peu. Avant, j’étais à l’origine des choses que j’ai trouvées après en microscopique. J’étais à l’origine de plus de monde et y avait beaucoup plus de fascination pour moi. La fascination a changé et est devenue autre chose, de l’amour. Peut-être que c’était moins vrai à cette époque. Maintenant, c’est différent.

Fin de séance : Avez-vous filmé Ne change rien avec le même matériel technique qu’à Fontainhas ?

Pedro Costa : Oui. Enfin c’est juste la caméra qui était utilisée pour Vanda. Celle-là était une des premières petites caméras Panasonic. Elle n’existe plus, je crois. Après j’en ai acheté une autre. Maintenant je vais changer. Il faut changer parce que ça va changer. Donc je vais acheter du HD ou quelque chose comme ça. Juste parce que tout ce qui est post-production, couleur, image, tout est passé en HD. Pour un prochain film en 35mm, c’est beaucoup plus en HD. Je dis ça mais je n’ai pas encore vu un film en HD qui soit très joli -j’aime pas dire ça. Mais bon faut le faire pour des questions techniques et pour le travail labo, etc.

Sinon, oui, c’est ça : caméra, pied et des systèmes lumières, même pour Ne change rien. Il y avait des systèmes de miroirs, vraiment des miroirs domestiques, des choses qu’on trouve sur place, même l’écran blanc qu’on voit –le cinéma-, il était là mais il était pas là comme ça. Il était un peu posé derrière des choses, ça nous a aidé pour la lumière, ça fait un reflet. On utilise les choses qui peuvent servir. Après, on fait toujours le son à part. Micro qui est aujourd’hui digital, enfin plus magnétique.

Fin de séance : Comment avez-vous décidé d’introduire ce plan mystérieux au Japon où deux vieilles femmes sont attablées à l’entrée d’un café, tourné, je crois, à proximité du tombeau de Mikio Naruse ?

Pedro Costa : Pas très loin. Il se trouve qu’on était au Japon. Jeanne faisait des concerts au Japon. Moi j’étais au Japon pour filmer. C’était la seule journée où Rodolophe, Jeanne et tout ça, ils ne pouvaient pas répéter ; Jeanne était à l’hôtel, Rodolphe se baladait et moi je me baladais aussi. J’avais la caméra, j’avais un sac de tourisme et je me suis baladé parce que quelqu’un m’avait dit : « Tiens je vais te montrer l’ancien quartier ouvrier de Tokyo. ». Il se trouve que dans ce quartier, il y a l’un des plus beaux cimetières de Tokyo et il se trouve qu’il y a des gens comme nous. Je me suis baladé. Je n’ai rien filmé au cimetière. Je n’ai pas filmé la tombe ou des trucs comme ça. Après, il y avait ce café juste en face, il faisait très froid. J’y avais bu un café. Il y avait des dames au milieu et je me suis dit : « Il faudrait peut-être que je filme quelque chose ». On est à Tokyo, on filme des concerts dans une salle et, c’est la, je crois, la seule chose que j’ai tournée seul. Ca a duré longtemps, c’était assez impressionnant parce qu’on était dans un café de trois mètres. C’est très très petit les cafés à Tokyo. Elles étaient très proches. J’ai bu des cafés, cinq je crois. C’était évident qu’elles ne parlaient pas anglais. Donc il y avait ce moment qui était un peu pour moi. Elles savaient que je filmais. Elles regardent la caméra, elles me regardent moi. Et après au montage, c’est le seul plan –aujourd’hui qu’on appelle vide- sans Jeanne, sans Rodolphe, sans les guitares, sans rien. Je me suis dit : « Pourquoi pas ? ». C’est quelque chose de très très bizarre, mystérieux mais qui est là pour dire qu’on est au Japon. On m’a souvent demandé : « Qu’est-ce que c’est ce plan ? ». C’est pour dire qu’on au Japon. Quelque part dans le film, tout d’un coup, on est au Japon. C’est pas du tout des hommages à Ozu ou je sais pas quoi… On a aussi reconstruit un peu le son, on a trafiqué beaucoup le son, le son du café. Je l’appelle un plan vide… il y est toujours 4h20… et ça sera toujours 4h20.

Fin de séance : Pour Dans la chambre de Vanda vous aviez 160 heures de rush, 340 pour En avant, jeunesse. Combien d’heures avez-vous enregistrez pour Ne change rien ?

Pedro Costa : Moins, beaucoup moins. Quatre-vingt dix je crois, un peu moins quatre-ving six. Moins parce que j’étais pas sûr au début de cet idée de faire un film de musique avec musique, beaucoup de musique. J’étais assez inquiet. J’étais pas à l’aise. C’est pas mon monde. Et d’autre part, on sait qu’il y a des films concerts hollywoodiens, avec Bob Dylan et des choses comme ça, ou tout est pareil. Moins bien, parfois très bien. Si on tourne avec Dylan, ça sera bien parce qu’il est tellement formidable qu’il y aura toujours une banque d’archives, des documents. Bon, c’est toujours 400 caméras pour un concert, c ‘est toujours le morceau où ils vont en taxi ou en train, y a toujours un entretien, c’est toujours la même chose. Donc, comment s’en sortir ? Tout ce que je connais qui pourrait être proche, c’est les films de Godard. D’ailleurs deux, le film avec les Stones et des moments de Soigne ta droite. Vaguement, un autre film qui est très différent, de Robert Frank avec les Stones aussi. C’était des choses comme ça, dans le même objectif de Godard, surtout le One + One. C’est des films assez tristes. Je dis pas que Ne change rien soit triste mais on sent une mélancolie. C’est pour ça que j’ai pas beaucoup filmé. Ce qui avait à filmé, a été filmé. Des digressions, des choses à côté. Je voyais rien qui m’intéressait. Il n’y avait rien d’autre pour moi à tourner. C’est pour ça que je savais pas si le film allait tenir, si ça serait suffisamment intéressant pour être un tout petit peu différent des autres films de musique.

Fin de séance : Vous avez arrêté de tourner quand vous avez eu l’impression d’avoir eu une bonne récolte comme disait Straub ?

Pedro Costa : Même pas ça. On a fini avec l’opéra c’est la dernière chose qu’on a tourné. Quand on a fini ça, on partait : « Adieu Jeanne, salut, au revoir ! ». On pensait : « Bon, ça va continuer pendant six mois, y aura autre chose. » Non, je me suis décidé comme ça. Un jour, j’avais rien à faire et je me suis dit : « Peut-être, c’est le moment de sérieusement voir s’il y a quelque chose. ». J’ai eu le sentiment que ça pouvait faire quelque chose de pas très original mais un peu différent. Dans cette matière, il y avait des signes. C’était les paroles des chansons de Jeanne, c’était l’opéra, ce que l’opéra chante et ce qu’on entend de ses personnages et l’ambiance de ce moment de répétition. Tout ça me disait que ça va vers une espèce presque de fiction. Quand ils commencent à répéter ou à penser, on voit bien qu’ils sont inquiets et ça marche pas très bien. Un peu comme les Straub. Moi, j’ai toujours le sentiment qu’ils deviennent des personnages de fiction. Genre les bandits, le méchant, comme les westerns ou autre chose. Donc c’était ça, c’était pour dépasser un peu le simple document, si vous voulez. Comment faire une chanson, comment couper un plan dans le cadre des Straub. Parce que dans les Straub y a plein de digression poétiques qui sont presque des élans de fiction. Du genre « est-ce que c’est vrai ou pas ? ». Plein de gens me demandent ça. Comme pour Vanda. Vanda, quand c’est sorti, tout le monde me demandait : « Mais est-ce que c’est vrai tout ça ? Elle vit comme ça ? Est-ce que c’est vrai ? Vous avez composé beaucoup ? » Et les Straub aussi. Parfois je me demande : « Est-ce que tout ça a existé ? ». Et de plus en plus. D’ailleurs, le film sur les Straub, c’est fait comme ça un peu, il y a un côté fiction scientifique, science-fiction. C’est un labo, c’est une machine très étrange. Les gestes de Vanda, c’est aussi très très bizarre. Beaucoup de monde me demande : « Mais qu’est-ce qu’elle fait avec l’annuaire des téléphones ? » parce qu’elle passe sa vie à gratter. Comme pour ce film, il ne fait jamais jour, c’est pas très très calculé mais un tout petit peu. Y a un côté peut-être onirique ou de science-fiction dans tous mes derniers films. J’aime bien cette création d’un espace, pas étrange mais qui est hors du temps et de l’espace. On ne sait jamais si on est dans la chambre, dans une rue, à l’extérieur, s’il fait jour. Dans ce film, c’est très très marrant, il y a deux, trois plans, pas plus, du bassiste. Il a vu le film et il m’a dit : « Je suis vraiment comme ça ? ». C’est exactement le cliché du personnage du petit garçon angoissé dans les films de Nicholas Ray, qui est là, très très poli, jamais sûr, il dit jamais rien et un jour il va exploser. Tout ce qu’on a filmé de lui, c’est ça. Pourquoi est-ce qu’il est comme ça à l’écran ? Il était intimidé par nous ou est-ce qu’il est comme ça ou est-ce que c’est la construction du film, de l’espace ? Bien sûr, c’est tout ça mais aussi la façon dont on a assemblé les choses. Un regard de Rodolphe ou un truc de tête de Jeanne, il vient après, il devient très très fragile. C’est construit. Ca devient des personnages.

Fin de séance : Avec vos quatre-ving six heures, comment avez-vous procédé avec Patricia Saramago (monteuse de Dans la chambre de Vanda, Où gît votre sourire enfoui ? et 6 Bagatelas) pour dégager la trame d’une fiction ?

Pedro Costa : Il y aura des gens qui n’aimeront pas ça, enfin qui diront toujours qu’on est dans une vérité documentaire. Moi, ce que je sentais avec Patricia c’était de faire des agencements, surtout par rapport aux paroles des chansons. Ca aidé à construire Jeanne ce que racontent les chansons, sur un cauchemar, comme Torture. Elle domine et en même temps elle est complètement catastrophique, sentimental si vous voulez. Ca je connaissais un peu. Ca m’attire un peu les femmes comme ça. Et je sentais que toutes les chansons pourraient construire à faire cette apparition, que Jeanne devienne juste un médium, juste une tête de femme avec un corps de femme et qu’autre chose pourrait apparaître. C’est un peu L’Exorciste, là… Moi j’aime bien les films d’horreurs parce que c’est ça qu’il faut, c’est bien. Y a autre chose qui apparaît. Moi je trouve, et Jeanne aussi, qu’elle est très très différente des autres films. Après ce film-là, j’ai regardé des bouts de ses précédents films. De Jeanne j’avais vu des films de Rivette, d’Amalric tout ça, mais j’avais pas vu les films parfois commerciaux. Elle est très très différente, même physiquement. Je ne trouve pas que c’est mieux ou moins bien mais c’est très différent. Elle est un peu perdue. Ca, je crois qu’elle a bien aimé.

Fin de séance : A mon goût, Ne change rien sidère grâce à son clair-obscur franc qui évoque parfois le caravagisme. Mais, comme toujours chez vous, depuis O Sangue, ce soin porté à l’image ne néglige pas pour autant le son. En faisant un film sur la musique, vous avez dû être confronté aux questions de rythme sonore. Il y a parfois des ruptures dans le son, lorsqu’on passe d’une répétition à une séquence de concert. Comment avez-vous abordé cette question du rythme au montage ?

Pedro Costa : Moi, je crois qu’à un moment, je l’ai dit à Jeanne d’ailleurs, j’ai pensé le film non pas comme un réalisateur mais plus comme un producteur de disque. « On va faire un disque tous les deux. Qu’est-ce qu’on va faire ? Ca sera quoi la première chanson ? la deuxième ? ». C’est comme si c’était un disque qu’on tournait. A et B ; quelle est la chanson qui finit le A ? Donc, ça veut dire qu’y avait beaucoup de chansons, des chansons des deux disques de Jeanne que j’ai choisi. J’ai choisi mon disque de Jeanne et de Rodophe comme un peu un producteur. J’aimais moins certaines chansons ou je les aimais moins parce qu’elles ne servaient pas cette ligne de fiction, parce qu’elles partaient ailleurs, elles parlaient d’autre chose. Ce montage était parfois très compliqués parce qu’en apparence on a l’impression que c’était comme ça la vie, c’était comme ça à ce moment là. Or pas du tout. Dans le film sur les Straub, ce que Jean-Marie disait, dès qu’il tournait son dos, Paf !, y avait une phrase qu’il avait dit quatre mois avant. Donc, beaucoup beaucoup de traficotage, de manipulation. Et pour ce film aussi. Dans les moments plus solitaires, Jeanne et Rodolphe ne sont pas du tout ça. Les moments de réflexion sont pas du tout ça. C’est très très très trafiqué à l’image, agencé pour construire des personnages, enfin quelqu’un qui regarde quelqu’un d’autre, ça produit quelque chose. Le problème, si c’est supposé être quelqu’un qui joue quelque chose, il faut que ce soit synchrone au moins. Comme pour le cas sur les Straub. Si on voit Danièle faire quelque chose, il faut arriver au moment où elle a l’air de faire cette chose. Et pour ce film aussi. Par exemple, quand Rodolphe fait l’accord ou quelque chose, il faut que ce soit synchrone. Pour en arriver là, c’est laborieux, compliqué et tordu. C’était comme pour le travail des Straub.

Je crois qu’il y a quelque chose de bien si on fait ça plus ça. On commence à tester, à essayer, à travailler ça. Et finalement, ou bien on l’abandonne ou ça résiste au film, on continue et on fait ça. C’est exactement le même film sur les Straub [Sicilia !] et c’est les Straub. C’est le moment où Danièle dit : « Y a un sourire dans les yeux de l’acteur » et Straub dit : « Il faut le garder, donc on va travailler ça. » Neuf minutes après, c’est Danièle qui dit : « Ah, taisez-vous ! Y a rien ! ». Ca c’est les cinéastes du réel et matérialiste. Parfois y a rien (rire). C’est qu’on joue avec le rien, les impressions, les sensations. Et là, ils courraient derrière une sensation pendant neuf minutes. Mais là où ils ont coupés, c’est là où ils pensaient qu’il y avait quelque chose. Ca devient un peu mystique, quand même parce qu’ils ont commencé avec un truc qui peut-être est là, on ne le sait pas. C’est un peu le cas dans Ne change rien, c’est aussi vague parfois. Ils semblent se parler, sans parler. Ces deux chansons vont se répondre et donc on met les blocs comme ça mais on sait jamais. C’est très fugitif tout ça, très fragile. Moi, je suis jamais sûr que c’est là le moment juste. Après, on peut dire au spectateur de faire le reste.

Fin de séance : Il est magnifique de voir parfois dans Ne change rien comment les défauts du numérique, avec les pixels, persistent, résistent dans la transposition en argentique. Comment avez-vous conçu votre kinescopage ?

Pedro Costa : Il y a des gens qui, si c’est pas net… c’est comme une obsession de netteté, de définition… Moi, c’est peut-être le contraire. (rire) Quand c’est trop net, je commençais à sentir mal la chose. Mais j’ai pas fait d’effet ou on n’a pas cherché à flouter. On a juste corrigé ce qu’on veut. On dit normalement correction couleur. Dans Ne change rien, c’est pas que ce soit plus simple mais les paramètres sont différents, c’est juste le contraste, les blancs et les noirs et faut que ça tienne. On a passé trois, quatre jours à faire ça, au moins. Un film en noir et blanc, il devient cohérent beaucoup plus vite au niveau de la correction couleur. C’est en effet beaucoup plus simple de faire ça, c’est déjà très homogène. On passe beaucoup de temps à essayer. Après le passage en noir et blanc, on va pas essayer de faire quelque chose qui n’est pas là, ça se verrait. J’ai vu un film où c’est pas le cas. Il n’est pas tourné avec une petite caméra fragile mais il a tourné avec des moyens pas très importants. Ca se voit qu’il a retouché l’image. Il voulait revenir un peu en arrière, dans la netteté. C’est le film de Lars von Trier qu’il a fait maintenant [Antichrist]. Parfois, on a l’impression de Photoshop. On voit ce qu’il a éliminé, ce qu’il a mis flou et c’est évidemment fait après. Ca se voit que c’était pas filmé comme ça. Si on convoque une centaine de jeunes gens, que vous projetez La nuit du carrefour de Renoir, ils vont dire : « Ouh ! le son ! l’image, flou ! FLOU ! ». Et c’est un film fantastique qui est fait de brouillard et de flou. On se frotte les yeux, moi je me suis frotté les yeux pendant tout le film. Et c’est magique. On croit voir parfois des spectres. D’ailleurs c’est une histoire mêlant Straub et les fantômes… Avec Ne change rien, c’est pas vouloir faire ça mais c’est des sortes d’image comme ça.


- Entretien réalisé à Lyon, le 12 janvier 2010 par Flavien Poncet

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