domingo, 21 de fevereiro de 2010

Dans la nuit des images

Par Flavien Poncet, le 1er février 2010

L’œuvre d’art s’affranchit de la mort par l’acte de résistance prodiguait Gilles Deleuze. Serge Daney aussi défendait que deux des plus grands cinéastes, Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, ne fondent leur cinéma que d’une matière qui résiste. Pedro Costa, dans la filiation d’une telle tradition de l’art, revient dans Ne change rien avec un film qui lutte en tout point, contre la représentation convenue de l’art musical, contre l’idée insolite que le cinéma tient de la musique, contre l’exaltation euphorique des chansons. Cinéma d’opposition, ce n’en est pas moins un cinéma de tête, qui conduit l’idée inflexible que les films, dans leurs plus modestes moyens, peuvent encore se pencher sur la place de l’homme avec lui-même ou dans son décor. Alors que la Cinémathèque française vient de lui rendre hommage par une rétrospective complète, Ne change rien est sorti en salle. En filmant son amie Jeanne Balibar au travail, Pedro Costa, cinéaste contemporain colossal par le génie, se focalise à nouveau, après son documentaire sur Straub/Huillet, sur l’invention d’une matière artistique.


Se rendre au cinéma tient aujourd’hui encore de l’étrange miracle. Qu’y fait-on ? Rappelons-le : on paye un droit d’entrée pour venir s’installer sur un fauteuil et voir, entendre, penser ou juste sentir la danse raisonnée des ombres sur une surface plane et blanche. Le dispositif cinématographique, qui consiste à s’émouvoir du miroitement des illusions, conserve avec de la distance son étrangeté. Le dernier film en date de Pedro Costa, format long d’un court-métrage qu’il avait finalisé en 2005, renforce ce sentiment extraordinaire d’assister à une expérience insolite. Le premier plan délivre une troupe de spectres sous un ciel de projecteurs clairsemés ; des taches obscures et des trainées lumineuses dessinent les silhouettes des musiciens et de Jeanne Balibar en concert. Tout est là, à l’image, réduit dans un seul plan : le récit de Ne change rien, celui de Pedro Costa et de la troupe de musicien, sera celui des ombres qui travaillent au jaillissement de la lumière qu’irradieront les corps comme les œuvres qu’ils fabriquent. La fiction portera, joyeusement, sur l’éclosion d’entre l’obscurité d’une oœuvre artistique, à force de travail et de répétition. Suite à ce premier plan, dans lequel est interprétée une chanson qui porte Torture pour titre, apparaît en gros plan le visage de Balibar en studio d’enregistrement. Puis vient, en plan en pied, Rodolophe Burger, assis. Enfin, celui du bassiste, le corps vouté, l’air inconsciemment emprunté à Sal Manero chez Nicholas Ray. La scène est disposée, les personnages sont présentés. Comme dans le théâtre classique, comme dans la tragédie grecque, tous les rôles sont introduits avant que ne s’enclenche le fil de l’histoire. La grande contemporanéité du cinéma de Pedro Costa n’est pas irréductible à une certaine tradition narrative, renversant par là toute historicité téléologique et progressiste du cinéma. Ce qui compte n’est pas tant, comme chez Cameron –puisqu’il est plus que jamais d’actualité-, d’inscrire son œuvre dans une volonté, souvent bien vaine, d’innovations mais de reconduire au premier plan un sentiment de présence, depuis longtemps reclus dans le champ du documentaire. C’est ce qui fonde l’amalgame souvent prêté à Costa et qui voudrait qu’il est un auteur de documentaires depuis Dans la chambre de Vanda. Lui-même, avec Joao Bénard da Costa, ancien directeur de la Cinémathèque portugaise, dit détester le documentaire. Ces films s’accordent pleinement avec le régime de la fiction (avec ce qu’il a de façonné et de feint). Ne change rien n’y fait certainement pas exception.

Introduite et consentie dans les premiers plans, la fiction peut révéler son contenu. Sa nature est double. Bien que proférant son désintérêt pour le documentaire, Pedro Costa travaille un cinéma dont la qualité magistrale se révèle dès lors qu’il marie dans un même corps les os du documentaire avec la chair de la fiction. Glanant des instants du présent de Jeanne Balibar, Pedro Costa, avec sa monteuse Patricia Saramago, en articulent des bouts et agencent à sa façon pour dresser une fiction. La nature de cette fiction est ambivalente puisqu’on peut aussi bien la lire sous l’angle du documentaire (Comment la création artistique résulte d’un labeur harassant ?) qu’à travers une intrigue, qu’établit les paroles des chansons. Ami de Jacques Rivette, Costa, plus que jamais, rappelle que « tout film est un documentaire sur son propre tournage ». Dans l’ordre de la fiction, Ne change rien dispose les chansons pour former un lien narratif. Il dresse dans le même temps un portrait érotique de Jeanne Balibar. Les deux gros plans sur scène que lui consacre Pedro Costa, manifestant la sensualité de sa chevelure ondoyante, la caresse de ses lèvres sur le micro, son regard de femme fatale, le déhanché languide qu’elle chaloupe lorsqu’elle susurre en concert les mots de Johnny Guitar, tout participe à l’érection d’une divine idole. Comme dans sa trilogie de Fontainhas (Ossos, Dans la chambre de Vanda, En avant jeunesse), Pedro Costa attribue aux bagatelles la semblance des nobles choses. Déjà à Fontainhas, il était aisé de percevoir dans les corps des immigrés capverdiens des figures de Rembrandt, ou dans les visages des sœurs Duarte des portraits à la Vermeer. Dans Ne change rien, ce sont des peintures du début XVIIème du Caravage que proviennent les apparences de Jeanne Balibar, Rodolphe Burger et leurs musiciens. Sans que Costa ne cite consciemment le peintre, ce sont des figures de ce registre que le film déploie. Elles opèrent le même enveloppement des zones opalines dans le drap obscur des environs. On reconnaît dans Ne change rien ce qu’Adrian Martin, à propos du premier long-métrage de Costa, nomme le « whites that burn, blacks that devour », cette passion pour la carnation charnelle des corps et pour l’exaltation esthétique des figures.

Le premier charme que dégage le film provient de son noir et blanc ténébreux, travail d’un savant étalonnage. Similaire au travail accompli par William Lubtchansky chez Philippe Garrel, ce noir et blanc charbonneux laisse sur les visages et les corps la trace d’une ombre qui les emmitoufle. Et le blanc laiteux, iridescent qui se dégage de cette obscurité, n’est pas tant l’évanescence d’un corps qui vient s’échouer sur l’écran que le résultat d’un travail de fulguration. Si Jeanne Balibar paraît si somptueuse devant la caméra de Pedro Costa, au point d’atteindre la beauté d’une Gene Tierney, c’est qu’elle œuvre à son émergence à mesure qu’elle construit son album de musique. Le trajet parcouru dans le film la présente dans une obscurité quasi-totale avant de la laisser, quand s’achève la dernière séquence, sous une lumière blafarde. Entre temps, tout le film trace le trajet d’une progression dans la lumière. Cette visibilité progressive du corps de Balibar ne se formule qu’à la force de l’ouvrage. Costa explicite, non pas comme chez Sarkozy une idée que la quantité de travail est un ferment du gain, mais plutôt que la besogne est une nécessité vitale. Il ne s’agit pas de travailler plus mais de bien travailler. Pour cette raison, Pedro Costa revient à plusieurs reprises sur des séquences de répétition, dans lesquelles se dégage le souci presque éthique de la qualité. Ne change rien répand cette idée que ce qui fait la qualité d’une œuvre, ce n’est pas son prestige final mais la somme de travail qui l’a conduit. Des albums de Jeanne Balibar, nous n’entendrons rien dans le film, seulement ce qui les a précédé (les répétitions et les enregistrement) et ce qui les a suivi (les concerts en tournée). Même lorsqu’elle livre sur la scène le sel de son travail pour Le Périchole d’Offenbach, Costa ne nous montre rien, reléguant le tout en hors-champ. Or lorsqu’elle répétait avec son professeur de chant, son buste au travail, parfois exaspéré de toujours reprendre, est plein cadre. A la saveur du produit artistique, Costa substitue la besogne du temps de la répétition ou la déformation lors des concerts. Déjà Costa, dans Casa de lava, marquait son désintérêt pour la rentabilité des produits culturels. Il y faisait prononcer par un de ses personnages, Bassoé : « Mais la musique ne tue pas la faim. Elle ne tue pas la misère. Elle ne tue pas les larmes. La musique est une chienne, une mauvaise patronne… Un homme a besoin de sa paye. Quand il travaille, c’est sa consolation. ».

Le personnage poursuivait en disant : « C’est bon de jouer à deux mais, à trois, c’est mieux. ». Le travail, tel qu’il prend forme dans le film, n’est pas celui renfermé d’un Cavalier ; il ne s’accomplit que dans la cohésion d’une communauté. L’une des plus grandes influences de la méthode de Costa ne provient ni de Ford, Tourneur ou Straub, qu’il mentionne souvent, mais de Yasujiro Ozu dont il aime et reprend sa « croyance qu’une table et trois types sont le cinéma. ». Ne change rien, comme depuis toujours chez Costa, construit un espace dans lequel naît un peuple, un populus, cet ensemble d’êtres qui habitent un même espace. Les cadrages et les raccords entre eux investissent trois espaces : celui de la scène (sur laquelle s’ouvre le film avant d’y revenir à maints endroits), celui du lieu de l’enregistrement (studio ou grenier à Sainte-Marie-aux-Mines) et celui du plateau de théâtre (sur lequel se joue La Périchole d’Offenbach). Entre ces lieux dans lesquels Costa tisse du lien entre les personnages, par la durée de ses plans et par les évènements qui s’y produisent, s’infiltrent deux plans irréductibles aux autres espaces du récit. Ce sont le gros plan de Jeanne Balibar en répétition d’« En avant, en avant soldat » de La Périchole et le plan de demi ensemble de deux vieilles femmes à Tokyo dans un coffee. Le premier, comme un gros plan bergmanien, suspend sa connexion avec l’espace, et le second, en tant qu’il rompt par ce qu’il filme avec l’ensemble du film, se distingue de l’espace des musiciens. Ces deux plans exceptionnels agissent comme des étapes dans la progression du film vers la splendeur. Ne change rien, titre incongru puisque tout dans le film procède au mouvement, en tant qu’il succède à la trilogie de Fontainhas et en tant qu’il renvoie fortement à Où gît votre sourire enfoui ?, apparaît comme une nouvelle direction ou une parenthèse -les prochains films de Costa nous le dirons- dans laquelle plutôt que saisir l’empreinte de ce qui disparaît, il est question l’inscrire la progression d’une naissance. Après avoir archivé l’effacement d’un quartier, Costa consigne la création d’une œuvre. Ce goût de la renaissance était déjà présent auprès de Vanda, Straub, Huillet ou Ventura, mais il trouve ici sa plus sensuelle image.


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