quinta-feira, 25 de fevereiro de 2010
La Cinémathèque française
Entretien avec Pedro Costa
A l'occasion de la rétrospective qui lui est consacrée à la Cinémathèque française, entretien avec Pedro Costa autour de son œuvre, de sa méthode de travail et de l'un de ses personnages récurrents, Vanda.
Je regardais les photographies de Vanda (Dans la chambre de Vanda) et de Jeanne Balibar (Ne change rien), je me disais qu'elles se ressemblaient, qu'elles avaient bien des choses en commun...
J'ai longtemps cherché Vanda. Je l'ai cherché avant même de la rencontrer. À l'origine, je savais juste que je voulais faire un film avec une fille qui pourrait s'exprimer librement, au sens où il n'y aurait pas de scénario, ou du moins un autre type de scénario, qu'elle aurait peut-être d'ailleurs coécrit. Vanda était une fille du quartier de Fontainhas (quartier de Lisbonne où Pedro Costa a tourné presque tous ses films, ndr), à savoir un lieu propice pour essayer quelque chose, loin du monde du cinéma : un lieu un peu caché, avec une fille un peu cachée aussi. Même si Dans la chambre de Vanda est projeté le plus souvent dans les festivals de films documentaires, c'est un vrai film de fiction, au sens où on a peut-être dépassé le cadre du document. Vanda incarne aussi plein de femmes que j'avais connues et filmées précédemment, parfois plus âgées. La proximité avec Ne change rien, c'est que je ne vois pas ce dernier film comme un portrait de Jeanne (Balibar). Je voulais aller au-delà, essayer de réunir en Jeanne le fantôme d'une femme...
C'est presque une quête ?
Oui, mais qui ne dure que le moment du tournage des films. Avec Jeanne (Balibar), on s'est connu il y a presque dix ans. Pour Ne change rien, il n'y avait pas de contrat, il y avait le désir de travailler un jour ensemble, dès le premier moment où on s'est connu. C'est l'actrice de ma génération que j'admire le plus. On s'est rencontré dans un jury, on parlait des films des autres et de la production aujourd'hui... Elle se posait alors beaucoup de questions, je la sentais hésitante et résistante à une série de projets, d'invitations. Je sentais qu'il y avait une façon de faire du cinéma qui ne lui plaisait plus, un rapport, une relation entre les gens, proche de ce que j'avais essayé de faire avec Dans la chambre de Vanda. Mes films, aujourd'hui, représentent trois ans de travail, de recherche.
Ossos demeure finalement pour vous la dernière expérience de "cinéma traditionnel". Depuis quelques années, vous tournez vos films quasiment seul.
Je sens que je peux obtenir plus de richesse, même techniquement, en tournant comme cela. Tout ce temps que j'ai maintenant, en contrepartie, pour tourner mes films, est primordial. Je ne me vois pas revenir à cette activité sacrificielle qu'est devenu le cinéma aujourd'hui. Ce ne sont même plus des compromis : aujourd'hui, on doit faire ce qu'on peut avec ce qu'on nous donne et ce qu'on nous donne est très peu ! Je préfère ne rien demander. À Fontainhas, il a fallu apprendre le cinéma aux habitants du quartier, les impliquer, mais je n'avais pas d'argent à proposer... Les films que je fais, même Ne change rien, ont des budgets tellement bas qu'on ne pense même pas à l'argent. On essaye juste de trouver un peu pour vivre et les faire. Si je gagne autant que la personne que je filme, ça change beaucoup de choses. Si je n'ai pas d'argent, comme c'était le cas pendant le tournage de Dans la chambre de Vanda par exemple, et que Vanda va acheter une cassette DV pour le film, ça change beaucoup les rapports.
C'est l'idée aussi de revenir à l'"essence du cinéma"...
J'avais auparavant des idées trop élaborées, donc trop abstraites, trop vagues et je suis revenu à quelque chose qui a effectivement plus à voir avec l'idée d'essence du cinéma. Je profite du temps que j'ai pour ne pas me disperser. C'est très difficile aujourd'hui de ne pas "passer à côté des choses". Je sentais cela quand je faisais mes films en 35 mm. Tous les cinéastes le ressentent ! On installe un plan, on fait une mise en scène, on prend trois heures avec les acteurs, et tout d'un coup on doute, on tourne un peu la tête, et on voit un truc que l'on veut filmer. Changer tout au dernier moment n'est pas possible dans une mise en scène traditionnelle au cinéma. J'ai été souvent confronté à ça avec le chef opérateur ou l'ingénieur du son qui me disaient alors : "c'est impossible, si on change tout pour filmer ce que tu veux filmer, ça va prendre 4 heures et après il n'y aura plus de soleil, qu'est-ce qu'on fait alors de la scène, et qu'est-ce qu'on dit au producteur ?" Aller à l'essentiel, c'est aller vers soi-même, être un peu plus vrai avec soi, voir une chose, puis la mûrir, la tester. C'est beaucoup plus simple avec la vidéo. C'est l'idée de rechercher en tournant, pour s'approcher de quelque chose de plus vrai pour soi même et pour les autres.
Votre cinéma a beaucoup évolué, formellement parlant, vous êtes passé notamment du travelling au plan fixe, à une narration moins présente aussi. C'est cette idée de faire de plus en plus confiance au cinéma, comme les cinéastes de l'époque du cinéma muet.
Absolument. J'ai eu un peu de chance car c'est le désir de tout cinéaste, du moins tous ceux de bonne volonté disons : croire au pouvoir des images et des sons et que cela suffise presque. Mais parfois on n'y arrive pas, parce qu'on essaye de recréer des images qu'on a vues, des films, une ambiance, des sentiments d'autrefois qu'on ne voit plus au cinéma... J'ai eu de la chance d'avoir trouvé ce monde-là (le quartier de Fontainhas), en essayant de l'élargir parce qu'il était trop fermé. C'est un lieu très démuni, très nu, très secret aussi en même temps qu'il est très public. Y arriver tous les matins, c'était comme arriver au studio, prendre le café, aller voir si tout le monde était habillé et savait ses répliques. Et bien sûr c'était le cas, tout le monde était habillé et savait ses répliques puisque c'était leur vie de tous les jours et c'était ce que je voulais capter. Après il fallait commencer à travailler !
Pour Dans la chambre de Vanda et pour En avant jeunesse, la méthode était la même ?
En tournant Dans la chambre de Vanda, pendant un an de préparation et deux ans de tournage, les habitants de Fontainhas ont compris qu'on pouvait faire un film autrement, sans les camions de matériel de tournage et une grosse équipe technique. Ce film, c'est une fiction, il s'agit de mon regard sur des gens et un lieu. Mais même s'il s'agit d'une fiction, tout est vrai. C'est un morceau de vie. Après la sortie du film et les festivals, la question était de savoir "ce qu'on fait après". Et les habitants formaient un chœur de voix se posant la même question. J'ai proposé à Ventura de faire mon film suivant avec lui et il a accepté. Il y a eu ensuite entre nous un énorme silence, autour duquel j'ai eu envie de chercher. Il n'avait pas les mots pour exprimer ce film et moi non plus mais je savais qu'il existait "entre nous deux". Ventura est le premier de Fontainhas à avoir construit une maison là-bas. C'est le pionnier, le héros, et c'est aussi la première victime de ce monde, parce qu'il était un homme brisé, totalement détruit. Et on a commencé à réfléchir au film avec deux ou trois petites choses : son personnage aura des enfants, il ira les voir, Vanda serait sa fille, même si elle est blanche et qu'il est noir. Ce n'est pas un problème !
La méthode de travail consistait à rester en permanence avec vos "comédiens", à tourner quand ils étaient prêts, à n'importe quel moment ?
Oui. Je voulais filmer Vanda dans cette chambre, filmer cette fille que j'avais croisée un peu dans Ossos. Filmer sa chambre, c'était revenir aussi un peu à la mienne. Revenir aussi à un truc d'adolescent finalement. Dans Dans la chambre de Vanda, l'âge moyen est de 25-30 ans, il n'y a pratiquement pas de personnes âgées.
Entre Ossos et Dans la chambre de Vanda, Vanda est passée du mutisme au dialogue...
Vanda ne voulait pas parler pendant le tournage d'Ossos parce qu'elle se refusait à dire les dialogues que j'avais écrits. Elle n'était pas concentrée au sens où il faut être concentré sur un tournage classique. Ce n'est pas ce genre de concentration que je veux aujourd'hui sur un tournage. Mais sur le tournage d'Ossos, cette attitude était très paniquante pour moi. Au lieu de dire bonjour, elle disait bonsoir. Au lieu de rire, elle pleurait. Au lieu d'entrer dans une pièce, elle n'y entrait pas. Elle posait beaucoup de questions, n'avait pas envie de dire telle phrase à tel moment. Ce n'est même pas qu'elle trouvait le scénario bête, c'est juste qu'elle n'avait pas envie. Elle disait : "comme je ne suis pas actrice, je ne peux pas mentir." Donc c'était un problème pour moi et pour l'équipe. J'ai toujours eu du mal à forcer les gens qui ne veulent pas faire quelque chose. On m'a raconté que Rossellini avait eu un jour un fou rire hystérique en mettant en place une scène d'un de ses derniers films classiques – type Voyage en Italie – où les deux acteurs devaient se dire "je t'aime". Au bout de dix minutes de répétitions de "je t'aime", il a eu ce fou rire. Il faut être très fort et au fond "un peu idiot", comme disait Truffaut, pour croire à tout ça... Je ne peux pas faire huit semaines de "je t'aime, je t'aime pas". Il y a quelque chose de profondément ridicule et pathétique sur un tournage de cinéma. Et Ossos avait à voir avec cela. De ces problèmes, de cette confrontation avec Vanda, est né Dans la chambre de Vanda. Une nouvelle façon de faire du cinéma, un film plus simple, comme un reportage, un essai. En avant jeunesse, c'était autre chose. On était quatre personnes sur le plateau, je n'étais pas seul. Cela changeait tout. Le film prenait presque des allures de superproduction ! Il y avait l'ambition de revenir au récit du quartier, de faire son histoire lyrique et poétique. Donc filmer un peu le passé de Ventura, et le mêler au présent du quotidien. Sans scénario, en se laissant surprendre, avec la même méthode de Dans la chambre de Vanda, filmer quelque chose, tout le temps, comme Chaplin, et refaire la scène ou le plan quatre mois après, exactement le même, pour voir s'il y a quelque chose que le temps de notre vie et de notre expérience nous apporte. Avec un peu de chance, beaucoup de temps et de travail, j'arrive à construire cette espèce de mouvement lyrique qui est là, enfoui. Après c'est un souvenir, trois mots, un regard qui fait penser à un autre regard ou à une autre parole : ce sont des correspondances entre les scènes. Avec En avant jeunesse, je voulais faire une fiction, un western, une saga dans le passé et quand on regarde aujourd'hui le film, il est très documentaire, plus que Dans la chambre de Vanda, finalement.
Pourtant parfois pour En avant jeunesse, vous refaisiez les prises trente ou quarante fois.
Oui, et même dans Dans la chambre de Vanda. Dans le film, les seuls plans "spontanés" sont les démolitions de maisons. Le reste, tout ce que dit Vanda ou fait, c'est la quarantième fois qu'elle le faisait. En avant jeunesse est un film plus classique dans le sens où les scènes étaient plus limitées : untel va de là à là avec telle ou telle réplique et la scène se termine quand il sort du champ. On était plus proche du rituel du cinéma. C'est ce que je veux dire quand je dis "classique". Il ne faut pas croire qu'on peut faire un film n'importe comment, en improvisant, en volant des choses en cachette, il faut quand même un petit rituel et se mettre d'accord sur le genre de rituel qu'on est capable d'instaurer. Pas de clap, pas d'"action", "coupez". Mais d'autres mots, une autre façon plus discrète. Mais il existe quand même un rituel. La différence, c'est qu'on avait une semaine pour faire la moitié de la scène ou un mois pour travailler une autre scène.
Votre cinéma est affaire de répétition. Ne change rien pourrait être le titre générique de votre travail. Cela crée d'ailleurs de la musicalité et ça devait inévitablement déboucher sur un film autour de la musique.
Oui. Mais il y a une partie cachée que je peux confesser. Une partie de pure angoisse du moment à filmer. Je filme des situations, des lieux, des gens qui peuvent ne pas être là demain... Même avec Jeanne (Balibar), il pourrait ne rien se passer dans Ne change rien. S'il n'y a pas de chanson, on ne fait pas de disque. Et à Fontainhas, est-ce que Vanda sera encore en vie demain ? Est-ce que la maison sera là ? Je vis depuis dix ans avec cette peur qui est un peu l'essence du cinéma au sens où je vais filmer quelque chose qui ne sera plus là demain. J'avais le sentiment très concret que j'allais filmer des choses sûrement pour la dernière fois. Ou presque à la fin. Dans la chambre de Vanda, c'est la fin de beaucoup de choses. C'est la fin d'une certaine Vanda. Elle me l'a dit : "Cette Vanda-là est morte maintenant. Dans En avant jeunesse, je vais être une autre Vanda, celle d'aujourd'hui". Cette angoisse dont je parle ne me paralyse pas, elle me fait avancer, revenir, répéter. Elle est consubstantielle au moment du tournage, ce n'est pas de la panique.
C'est une urgence ?
Un mélange d'hyper conscience, de responsabilité, genre "ce type là il va être géant, il va jouer exactement comme dans un film de John Ford", ou "ça va être le plus beau film dans une chambre avec une fille, etc.". Alors on répète beaucoup, c'est vrai, pour trouver cette petite chose qui va tout changer. Dans En avant jeunesse, dans la scène où Ventura et son collègue écoutent un disque, on a eu du mal à trouver ce geste d'amitié entre eux. On y est arrivé après plusieurs semaines de répétition très ennuyeuses, banales, monotones. Il y a dans cette scène deux types, un disque, on est enfermé dans cette pièce, on va faire et refaire la scène, et à un moment, à la quarantième prise, au lieu d'arrêter le tourne-disque, Ventura a mis sa main sur la main de son copain. Ce geste est intervenu à force de travail routinier. On a tout cherché, les mots, les regards, les positions. Et c'est par des petits ajustements, des petites choses de tous les jours que peut naître un geste pareil. Et Ventura et son ami ne se sont pas plaint, beaucoup moins que les acteurs. L'énorme différence avec des acteurs classiques, c'est qu'ils ne sont jamais sûrs. Je ne sais pas si c'est bien ou pas. Ils pourraient réessayer deux mois plus tard parce qu'ils ne sont pas sûr et doivent réfléchir. Un acteur à la cinquième ou la sixième prise dira "je ne sais pas ce que je peux faire de mieux, je suis assez sûr de ce que j'ai fait."
Ce qui est troublant pour le spectateur, c'est de voir des scènes comme si c'était la première ou la dernière fois. Le paradoxe entre le travail de recherche et la spontanéité...
Exactement. Ce que je fais est une espèce de laboratoire de recherche. J'aime être avec des gens qui cherchent. Ventura a cherché, sans sueurs ni larmes, une façon de me montrer ses souvenirs, de me transmettre d'une façon sensible quelque chose de sa souffrance. C'était très fatigant : je suis dans une maison avec lui, il fait noir, je cherche le plan, et lui cherche son sentiment, son silence. Vanda cherchait des sentiments aussi, des mots, elle me disait avec ses mots à elle : "d'aujourd'hui à lundi je voudrais travailler sur ma mère, dire quelque chose sur elle." Et elle parlait beaucoup - ce n'est pas dans le film -puis il y a un mot ou un silence, et on se dit que c'est ce qu'il faut retenir. Tout est là.
Vos films sont traversés aussi par la question du somnambulisme, de l'hypnose. Vos personnages sont souvent un peu comateux...
Ventura a dit cette phrase : "ne pense pas une seconde que tu peux me connaître juste parce que tu mets une caméra en face de moi". On voit dans mes films les gens perdre à chaque instant quelque chose. C'est de la perte que je filme, beaucoup plus que dans d'autres films. Même Où git votre sourire enfoui ?, le film que j'ai fait avec Jean-Marie Straub et Danielle Huillet, est un film sur un couple qui essaie de trouver une ou deux-trois choses sur un film mais qui "perdent beaucoup" à chaque moment. La scène qui donne son titre au film est une scène de perte pure. Tout commence avec Danielle qui dit "il y a un sourire dans les yeux de ce monsieur, on va essayer quelque chose", Straub répond : "oui, oui", et neuf minutes après de dépense de paroles, de sentiments, parfois agressifs d'ailleurs, la conclusion de Danièle est qu'"il n'y a jamais eu de sourire . Donc pendant ces neuf minutes, ils ont essayé de croire à quelque chose qui n'était pas là.
Propos recueillis le 10 décembre 2009 par Bernard Payen