NE CHANGE RIEN de Pedro Costa
Álvaro de Campos : « Je comprends par intervalles discontinus ; / J’écris par lapsus de fatigue ».
Premier plan. Une quinzaine de spots, le noir, des étoiles, la nuit. Une batterie, un guitariste, on distingue à peine qui chante, lune de lumière sur un dos, rêve sous-marin, voix nonchalante. C’est un plan large, fixe, en contre plongée. De trois minutes. On distingue mal mais on entend tout : c’est Torture que chante Jeanne Balibar. On ne voit pas le public mais on entend ses applaudissements à la fin : c’est un concert. Où ? On ne le sait pas. Ici ou ailleurs, en France ou au Japon, peu importe : le sujet n’est pas là – le film le dit d’emblée, il ne sera pas touristique, pas de ciels, de bâtiments pour situer, c’est à une autre aventure qu’il invite, intérieure ?
Ne change rien n’est pas un film de fan accroché à une étoile ici et ailleurs, pendant des enregistrements, des séances de recherche, d’ajustement, et des concerts – si on devine le public une ou deux fois, on ne le voit pas, aucun visage ému ou enthousiaste qui se substituerait à notre jugement, les passages sur scène sont du reste bien moins nombreux que les autres. Dès le début, on sait que ce sera un film sur le travail, en l’occurrence sur la patience et l’acharnement qui font que deux matières, musique et voix, réussissent à en former une seule, et plus exactement : un espace. Travail sur l’infime, sur le rien des changements qui fait que tout est différent, oui oui on a bien fait, travail de répétition. On fait, on refait, c’est physique, on écoute. Que se passe-t-il ? Pas toujours facile de le savoir mais on sent que quelque chose ne va pas, n’allait pas, c’était très fragile, ou a surgi, il ne faut alors pas le perdre, recommençons tout de suite. La chanteuse pose une question, la guitare lui répond.
raison d’être est de partir à la conquête de l’insoupçonné, de l’inconnu. Pedro Costa a enregistré – quatre-vingt heures environ –, monté, organisé, il raconte une femme chantant, cherchant, hésitant, s’écoutant, trouvant, et c’est à nous de voir. A toi de voir et ressentir, d’être disponible et éveillé(e) pour ça.
« Partout où l’on exige aujourd’hui de la « forme », écrit Friedrich Nietzsche dans Considérations inactuelles, que ce soit dans la société ou dans la conversation, dans l’expression littéraire ou dans les relations entre Etats, on entend par là, malgré soi, un vernis plaisant, le contraire du véritable concept de forme en tant que configuration nécessaire qui n’a rien à voir avec le « plaisant » et le « déplaisant », précisément parce qu’elle est nécessaire et non facultative. » Si Pedro Costa est un cinéaste qui compte – c’est-à-dire si son regard se dépose et s’insinue en nous – c’est que la forme de ses films n’a rien d’un vernis plaisant mais est nécessaire, non facultative. On est artiste, précise Nietzsche ailleurs, « à condition de ressentir comme contenu, comme la chose même, ce que les non artistes appellent la forme ». Presque tout est dit. La forme qu’élit Costa, et qui est le contenu du film, est nécessaire pour nous faire voir et ressentir.
De longues séquences – celle concernant la chanson Ne change rien dure plus de quinze minutes, celle dédiée à Ton diable près de douze –, des blocs, des plans fixes et vigilants – sept plans sont nécessaires pour la séquence de Ne change rien et, après, un seul pour les huit minutes trente consacrées à une répétition de La Périchole de Jacques Offenbach ; plus loin, la séquence de Ton diable est constituée de deux plans, celle de Rose d’un seul là encore, de plus de cinq minutes, on ne trafique pas, c’est un plan et une chanson ensemble, même substance, et on refuse de faire le malin en multipliant les plans, coupant, saccadant, zoomant, en prétendant tout montrer (visée totalitariste) alors qu’on embrouille en fait, opacifie définitivement, et réduit. Elle a besoin d’entendre un, deux, trois, quatre par-dessus pendant cinq minutes, sinon elle s’emberlificote un peu : nous allons l’entendre, être avec elle, avec eux. Elle en a marre, la répétitrice le sent, mais il n’y a plus que deux phrases : nous irons jusqu’au bout.
Procession indocile ou parcours d’une exposition : si on veut voir (pénétrer) ce qui s’expose, c’est exactement le même mouvement sillonné de réverbérations.
J’ai regardé sans son. Non seulement, par l’architecture des plans, la charpente d’ensemble, et ce qui y entre, Ne change rien tient, mais la forme qu’élit Costa et qui est son contenu, la chose-même, en fait alors un film éloquent. Dans un autre monde, une séance de cinéma comporterait la version muette enchaînant immédiatement après l’autre, et on verrait ce qu’on verrait… (Dans ce nouveau monde, nous saurions aussi éviter d’être des sacs à mots, pour dire la mer tu trouverais des mots qui ne pèsent pas plus que des gouttes de pluie. Ce que nous sommes tous. Des gouttes de pluie, sentimentales, sur la mer.)
4.
Sa beauté ? Sans doute, mais reste à savoir ce qu’on entend par beauté. Et si nous parlions plutôt de forces ? D’une esthétique fondée non sur l’idée de beauté mais sur celle de forces. Et si l’art avait pour indice la force ou l’énergie ? Il ne s’agit alors pas de dominer en séduisant par tous les artifices possibles mais de subjuguer. Le guide est la sensibilité. La caméra de Pedro Costa est un oeil tactile.
Ne change rien n’a pas pour but la beauté ou la séduction. Ce qui ne veut pas dire que la beauté n’est pas là. C’est un film avec ses cadres, ses lignes, ses lumières, son temps : ses forces.
5.
Mais c’est à chacun de voir. Nous ne sommes pas tellement là pour dire quoi voir mais plutôt un peu – et par intervalles discontinus ? – combien Ne change rien est fertile si on observe et accepte de le prendre pour ce qu’il est. Vois son sillage.
5 bis.
Ses forces. Costa ne lâche pas Balibar comme la répétitrice de La Périchole ne la lâche pas. Ne pas lâcher, c’est maintenir dans un cadre le temps voulu et souvent plus que le temps que la chanteuse ou d’autres auraient voulu, c’est tenir Jeanne Balibar en gros plan pendant plus de douze minutes, deux plans fixes uniquement. Pour que tout soit différent. Il ne lâche pas non plus le spectateur : où est-on, où cela se passe-t-il, qu’importe, pas d’évasion dilatoire, on n’est pas là pour la carte postale ni rapporter le temps qu’il fait. Ne change rien aurait pu s’appeler Ne lâche rien si un Suisse n’était passé par là : « Pour que tout soit différent… ne va pas montrer tous les côtés des choses, garde-toi une marge d’indéfini ».
Le travail et l’indéfini ne se conquièrent pas d’un claquement de doigts, la marge d’indéfini ne se garde pas comme ça : il faut du sentiment (un cadre et du temps, si on préfère), des sens en éveil, et ne pas être pressé et dirigé par l’industrie et ses présupposés. C’est ainsi que peut se mettre en place un work in progress – expression avancée ici délicatement tant elle menace toujours d’écraser – et qu’on réussit éventuellement à percevoir et à comprendre. A percevoir et comprendre comment ? Avec simplicité, circonspection et persévérance. Et quoi ? Que chanter est une affaire corporelle, par exemple – voyez comme la chanteuse est tendue, voyez ses nerfs, les rides sur son front, les veines de ses mains, ses gestes, et comme le buste du musicien et compositeur fabrique sa musique –, que le physique est le rythme, ou ce que c’est que « bien
entendre les silences ». Qu’on peut avoir l’impression que ça coule mais que ça ne va autant de soi que ça. Qu’écouter est un travail, une construction pas à pas, note à note. Que travailler, même avec d’autres, c’est aussi être seul(e).
Un film sur le travail de chant et de composition, donc. Si Ne change rien n’était que cela, il serait déjà nécessaire.
5 ter.
Une construction à l’écoute. Toute ouïe, Ne change rien est solidaire du mouvement de ceux qu’il côtoie, il transhume, reflue, ne s’estime pas quitte. Un concert n’est pas une fin. Après, on refait. Et c’est ce que je fais qui m’apprend ce que je cherche.
6.
Ce film ne parle que de chanson ? Pensez donc. Ne nous parle-t-il pas aussi de création ? Voyez cet écran blanc sur lequel se détache un micro ou la chanteuse hippocampe en plan américain, voyez le dernier plan où elle s’impressionne sur un mur blanc : des hasards ? Et ce qui se met rapidement en branle : des histoires ?
Précisons : ce ne sont pas des plans bavards tournés pour démontrer et discourir d’autre chose, aucune instrumentalisation, mais, rivés à leur sujet (leur dessein), ils ont trouvé l’assise (le dessin) juste qui, pour le spectateur, autorise incidemment, par ses traits à l’encre et ses trames ténébreuses, ouvertures et échappées capitales.
7.
Dernier plan. En jean et débardeur noir, derrière une table, Jeanne Balibar est debout et adossée au mur blanc d’une pièce que l’éclairage surexpose, une loge. Silence feutré. Rodolphe Burger vient s’assoir sur la table, au premier plan. Elle l’attendait. Il prend sa guitare. « Et au début, on fait quatre ou huit ? », lui demande-elle. « On va faire quatre », et une répétition de Rose commence. Le compositeur donne des signaux, il soutient la chanteuse qu’un miroir au fond reflète.
Parfois, son regard le guette. Supportée par lui et la musique, elle se déplie. Il reprend le refrain avec elle. Un tableau de cinq minutes quinze où géométriquement, concrètement – construction à l’écoute, cadre qui fait sens – la chanteuse émane de la guitare et du compositeur qui la tient pour qu’elle s’exhale. C’est fini : penchée en avant sur la table, elle lève son regard vers lui. « Oui ? ». Il opine. Ce plan avait été appelé plus tôt par un autre, même lieu, même tenue de Jeanne Balibar, assise et songeuse, moment proche, au cadre légèrement plus large : These days interprété en concert venait s’y diluer. Ce sont les deux seuls plans.
Ce plan avait été appelé plus tôt par un autre, même lieu, même tenue de Jeanne Balibar, assise et songeuse, moment proche, au cadre légèrement plus large : These days interprété en concert venait s’y diluer. Ce sont les deux seuls plans sans clair-obscur, sans cette lumière secrète qui fait penser aux abysses où se pose l’éclat des étoiles, autrement dit leur
mémoire.
8.
Ce film ne nous embarque-t-il pas dans une aventure, une fiction ou des fictions : celles d’une femme qui apprend, qui se transmue, poursuit un objectif, change de vie ? Et ne nous montre-t-il pas que, comme vivre ensemble – on pensera à d’autres films de Pedro Costa –, changer de vie est un travail, solitaire parmi d’autres ? Au fur et à mesure qu’il se déroule, Jeanne Balibar n’est plus la comédienne connue qui travaille pour chanter, faire un premier cd. Elle est un personnage qui travaille pour changer de vie et être sur d’autres scènes – Mariana, Vanda, Ventura étaient de tels personnages – et qui, pour ce faire, travaille avec des guides : une répétitrice, des musiciens, un compositeur, qui l’accompagnent, l’appuient et l’élancent – voir, un peu avant le dernier plan, l’enregistrement de Ton diable . Documentaire, fiction ? Tout ça c’est de
l’écume : laissons. Attentif à ce qu’il ignore, Costa sait que la fiction révèle (et dissout), que c’est la fiction qui trace et dévoile.
Ne change rien est une fiction sur le travail où tout est véridique, documentaire. Ce chat, à quoi rêve-t-il ? Et Jeanne, plante marine ondulant dans les courants ? A la mer ? Quelle mer ? Ce n’est pas rien de réussir à s’approcher des rêves d’un acteur ou d’une actrice, ceux qu’ils apportent avec eux pour que quelque chose advienne, ici une chanson, voix et mélodie formant, champ contrechamp, un même espace – composition particulièrement limpide lors de l’enregistrement d’une version de Cinéma, cinq plans, cinq minutes trente. Il n’y a pas de fiction sans rêves.
9.
Ce n’est pas rien de réussir à sucer de l’intérieur la conscience de sensations et d’embarquer sur des mers d’autant plus vastes et profondes qu’on y navigue lentement et ne se contente d’ailleurs pas d’y naviguer. Et je commence à rêver, je commence à m’imprégner du songe des eaux. Des sons corporels, une lointaine voix appellent. Ce qui existe est fécond (fertile) dans le sens où, tout en s’imposant seul, se suffisant à soi-même, il stimule des correspondances (des interférences), fait jaillir sans exclusive – des personnages comme Álvaro de Campos, Nietzsche, c’est selon chacun, selon la capacité d’approche et de tutoiement, le hasard aussi – et conduit, permet des migrations, y compris vers ce qu’il ignore. N’est-ce pas le cas de Ne change rien ?
Pourquoi Álvaro de Campos ? Si tu veux : parce que c’est le premier film non portugais de Pedro Costa. Sinon : parce que la mer ? Le noir, les noirs, et leur fluide et feinte (non définitive) opacité ? En janvier 1979, peinant sur une toile qui lui paraissait « sans issue, sans espoir », Pierre Soulages découvrit – après avoir dormi, épuisé, hasard ?, mystère ? – l’autorité et les
infinies possibilités organiques du noir, les outrenoirs.
8.
Pedro Costa filme, enregistre d’abord un geste, un visage, un corps en suspension ou en mouvement, un mur, des ruines, un paysage, des sons, et l’histoire, qui révèle et confie, vient après. Si tu filmes l’histoire, tu ne fais pas de cinéma. Tu illustres, fais du programme, mais pas de cinéma. Pas de cinéma parce que pas de travail et pas de rêves. Quelques ondes ne font
pas la mer. C’est une chanteuse alias Jeanne Balibar comme c’est Álvaro de Campos alias Fernando Pessoa. Et même Nietzsche, Soulages : dans le film de la mémoire, il n’y a que des personnages.
7.
Or, la mer, revenons-y. Calmement, la caméra de Pedro Costa scrute les abysses. Au Cap-Vert, dans le Bairro das Fontainhas comme ici. Sauf qu’ici, cela saute peut-être plus aux yeux. A cause de l’obscurité des abysses, à cause de la chanteuse qui périchole comme une murène, se balance comme une algue filamenteuse… et le guitariste en baudroie. Pour la première fois, Pedro Costa se coltine à la musique. Pour ce faire, son choix mutique : s’imprégner du songe des eaux.
Corrigeons : ce ne sont pas des étoiles qu’on voit dans le premier plan, et ce n’est pas la nuit du jour, c’est autre chose, ce sont des reflets d’étoiles et une nuit intérieure, autrement dit des reflets ou des échos de mémoire.
7 bis.
Pour la première fois ?... N’était-il pas déjà question d’harmoniques préparatoires, dans Où gît votre sourire enfoui ? par exemple ? Et si, alors que tout paraîtrait différent, rien n’avait changé ? Si, bien avant Ne change rien, il était déjà question de vibrations infimes et fondamentales ? Vivre sans la musique serait une erreur : Pedro Costa le savait.
8.
A propos d’échos… Qu’arrive-t-il ici à l’image de distinction tour à tour friable et hardie que renvoya Jeanne Balibar en une quarantaine de films depuis le début des années 1990 ? Regardons, il se passe quelque chose. Et même, plus particulièrement, après Ne change rien regardons certains de ses films précédents. Pourquoi, revoyant Ne touchez pas la hache de Jacques Rivette (2007), ai-je vu ici et là ce que je n’avais pas vu alors ? Parce que Ne change rien de Pedro Costa (2009).
8.
A propos d’échos… Qu’arrive-t-il avec ce film noir – au sens du genre cinématographique : histoire de poursuite et de possible renaissance, éthique de la liberté – au cinéaste qui apparut il y a une vingtaine d’années avec O Sangue – en noir et blanc, n’est-ce pas – et s’employa ensuite à pénétrer (voir, tout en gardant une marge d’indéfini) les déserts pierreux, les territoires vagues, des limbes ? Pas différent Ne change rien, si on se rappelle le pas à pas de son cinéma, sa plongée incessante et retenue dans la matière, le temps, la mémoire, et la ténacité qui caractérisent son travail, car il n’y a évidemment pas de connaissance sans temps ni mémoire (histoire) – ou plutôt sans rêves, ceux-ci étant la fumée de celle-là. Si on se rappelle : le temps alloué à la construction, deux ans pour Dans la chambre de Vanda, trois ici ; le désir d’extraire la beauté, quelle beauté ?, celle qui a à voir avec les exils, les franges et qui ne peut être conquise que de haute lutte ; le souci de ne pas sacrifier à l’hagiographie – Ne change rien n’en est pas plus une de Jeanne Balibar et Rodolphe Burger que Où gît votre sourire enfoui ? n’en était une de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub ; la troublante tension qui naît du frottement entre
documentaire et fiction ; la victoire sur l’informe ; les ellipses qui claquent sans bruit et t’élèvent ; l’immersion qui tire son souffle de l’étouffement ; l’intimité des lieux, souvent intérieurs, quitte à restreindre les dimensions d’un espace en reléguant le hors champ ; les visages et l’humanité qui te soulèvent ; le refus de la figuration ; la proximité, souvent là aussi mais pas systématiquement – le systématisme n’est pas l’affaire de ce « voyant à l’égard du réel » qu’est Costa – avec les clairs obscurs, tableaux qui protègent et secrètent autant qu’ils exposent et divulguent ; la géographie de communautés, dont celle de couples, Danièle et Jean-Marie, Jeanne et Rodolphe ; le dépassement des apparences grâce, souvent là encore mais
sans plus, à l’attention anguleuse, aux recoins, aux détails, esthétiques, formels, gestes, fragments de corps, murs, ruines ; l’adresse à tous, à nous tous, spectateurs – dans un nouveau monde nous écririons : à tout le monde. Et si on sait que ce film a été fait comme ses précédents en dehors de l’industrie cinématographique – si on ne le sait pas, on s’en doute vite. Au Cap-Vert, dans le Bairro das Fontainhas ou dans une salle de montage du Fresnoy – où Pedro Costa ne dirigea pas plus Jean-Marie Straub et Danièle Huillet qu’il ne mit en scène Jeanne Balibar et Rodolphe Burger, même si on peut supposer qu’il demanda à l’occasion à ces deux derniers de recommencer un plan ou de se déplacer –, ailleurs comme ici, donc, mais avec des nuances sur le degré d’intervention du cinéaste, il s’agit bien d’aller sur le terrain et de ravissement. Pas différent, Ne change rien, et pourtant…
9.
Après s’être, en huit films, attaché au travail subi et aux errances pour survivre, à la misère, bref à ce qu’on sait, mais notamment aussi à un autre travail artisanal et artistique – mot que Jean-Marie Straub réfute mais qui a toutefois le mérite de resserrer, l’artiste étant peut-être un artisan qui ne se répéterait pas –, voilà que Pedro Costa poursuit son exploration. Avec
la même inclinaison méticuleuse pour les profondeurs sincères et la même approche concentrée, ce qui pourrait définir son geste, Ne change rien ausculte le coeur d’un autre terrain, donnant à entendre et à voir, témoignant une fois de plus de ce qui n’a sans doute jamais été montré ainsi.
Donnant à voir comment ? Par son dispositif sommaire, riche de ces ressources que sont le regard et la pensée du cinéaste (ses sens en éveil), ce regard qui n’oublie jamais les infinies possibilités pour la plupart déjà à l’oeuvre aux premiers temps du cinéma, cette pensée qui saisit, évacue et structure, et qui ensemble, ont découvert ce noir et blanc qui rend tout différent –
autrement dit : indispensable. Et quoi ? Une lumière secrète venue du noir justement (au-delà du noir une lumière transmutée par le noir), ce noir passé sous quarantaine de Jeanne Balibar, l’espace des cordes en tous genres, la quête des accords, la montée et la concrétisation des rêves, les rêves comme des enquêtes lacunaires, et j’en passe comme la légèreté, la gravité, la croyance, la poésie et la naïveté qui font ce qui subsiste au moins un temps, le cinéma et les sentiments par exemple, et Ne change rien une nouvelle brique de la maison Costa qui s’agrandit autant qu’elle se consolide à l’instar d’un récit qui se ramifie. Vois, accueille ce qui est offert ainsi, sans gratuité aucune et avec obstination. Prends le temps, ose la lenteur et l’écart. Tu entreras.
Pierre Soulages : « Ce qui importe au premier chef, c’est la réalité de la toile peinte : la couleur, la forme, la matière, d’où naissent la lumière et l’espace, et le rêve qu’elle porte. »
10.
L’exposition de toiles de Pierre Soulages au centre Beaubourg à Paris, du 14 octobre 2009 au 8 mars 2010, est une aventure dans son agenda. Depuis ses débuts, le peintre nomme ses tableaux de leurs dimensions et de la date de leur réalisation : Peinture 200 x 266 cm, juillet-août 1956 ; Peinture 290 x 520 cm, 22 mai 2002 ; Peinture 324 x 181 cm, 17 novembre 2008 ; Peinture 324 x 181 cm, 19 février 2009… Mais, pour la dernière partie, celle de l’outrenoir (au-delà du noir une lumière transmutée par le noir), la présentation n’est pas chronologique, on va et vient, plus de temps linéaire, c’est un autre ordonnancement à partir d’affinités qui fait, par exemple, que 19 février 2009 est suspendu, monté avec le 19 janvier 1997, le 6 février 1997 avec le 14 mars 1999. Sauf que, les noms des tableaux étant impossibles à mémoriser, qui va les lire ? Pris
par ce qui émane peut-être d’origines mutiques tel que l’autorité du noir, sa gravité, son évidence, sa radicalité, on va et vient de blocs en blocs, de cadres en cadres, on passe d’un espace à un autre, d’un plan à l’autre. Pour le reste, la mobilité des noirs et la lumière, l’organisation qu’est l’oeuvre, sa puissance, sa réalité, le temps indispensable pour les percevoir, les ressentir, et les correspondants (interférences) éthiques derrière les choix esthétiques : direction
l’exposition.
11.
Un homme et une femme fument, assis l’un à côté de l’autre, entre une table et une paroi de lattes de bois. Ce n’est pas une loge mais c’est tout comme. C’est un coin de restaurant ou de café. C’est écrit : coffee. Ils sont Japonais. Les propriétaires – ou patron, patronne et employé(e) ?, la femme porte un tablier – de cet endroit modeste où flotte un jazz indolent qui les
berce. Au Japon ? Peu importe. Il est quatre heures vingt, vraisemblablement de l’après-midi. Réflexion subtile de l’écran et de la fenêtre de la séquence précédente, sur la droite, une ouverture carrée en verre dépoli est, avant le plafonnier, la principale source lumineuse – résurgences, réverbérations, déploiements : le film processionne, organisation discrète, ténue
et ferme : peu après, par exemple, lors de l’avant-dernière séance consacrée à La Périchole, une lumière allumée en cours de plan, mystère, découpera une autre ouverture carrée, une petite fenêtre surmontant une porte, nouvelle résonnance et naissance d’une perspective qui feront la réussite de ce moment. L’homme et la femme attendent, entre la pendule et trois parapluies, qui eux-aussi attendent – la pluie ou, qui sait ?, le soleil. Il apparaît d’ailleurs que ce n’est pas un homme et une femme mais deux femmes : c’est net quand celui qu’on avait pris pour un homme tourne la tête : il y a son cou et ses cheveux courts, c’est une coupe de femme. Les cigarettes ne pèsent pas sur leurs lèvres, comme elles n’ont pas pesé jusqu’alors sur celles de la chanteuse et du compositeur. Régulièrement, elles se retournent pour déposer la cendre. La femme au tablier va se lever et disparaître. Ca dure environ une minute trente. Une minute trente d’exposition. Elles sont là, présentes, avec ce qu’elles voient et ce qu’elles ont vu avant, avec ce noir qui les habite et d’où elles viennent. Ce ne sont pas des figurantes, elles ne font pas de figuration. C’est comme un film d’autrefois où on fumait sans que ça pèse et c’est un témoignage du présent qui se dilue, these days. C’est un plan goutte de pluie, un autre. Et d’une force rare. (Il faudrait
trouver les mots pour cerner cette force et dire donc encore le regard de Pedro Costa : finesse, assurance et, le cas échéant, perplexité à la fois ?) C’est le contrechamp d’un champ qui a duré et durera : pas seulement un champ de la chanteuse et du compositeur, du cinéaste : et même pas seulement dans le cadre de Ne change rien. Evidence d’affinités, partage de sensibilités, force d’une communauté. La fiction, c’est le mystère ? Champ contrechamp : le peuple fugace de Pedro Costa – pour qui le mystère est peut-être l’autre nom de la perplexité, dans le sens : je comprends par intervalles discontinus.
Philippe Lafosse
4 novembre 2009