domingo, 24 de janeiro de 2010


Ne change rien de Pedro Costa


Double noir


par ALAIN BERGALA





Entrer dans ce film c'est faire l'expérience du noir et d'une voix qui tente fragilement d'en émerger. Dès le premier plan on est enfermé dans une capsule intersidérale où règne la nuit avec ses trouées de lumière, ses fusées et ses étoiles. Le monde, dans ce film, n'existe pas vraiment. De Tokyo, nous ne verrons qu'un angle de bar, deux vieilles Japonaises qui fument et, dans un cadre au-dessus d'elles, le reflet de quelques voitures fantômes qui passent en silence dans une rue dont nous ne saurons rien. Des publics devant lesquels chante Jeanne Balibar, aucun visage. De la scène de théâtre où elle chante Offenbach nous ne verrons qu'un petit bout excentré, à la charnière du champ et du hors-champ. Ne pénétrera jamais vraiment dans le film la moindre lumière du jour.

Cette nuit est double. Cest un nonlieu, un intermonde où les deux vivants, celle qui est devant la caméra et celui qui fait le film, viennent retrouver entre ciel et terre leur ami disparu, dans une atmosphère raréfiée de trous noirs et d'étoiles filantes. L'homme qui a été le trait d'union entre Jeanne Balibar et Pedro Costa, et qui a eu le désir initial de ce film, un homme de son, est mort en cours de route, et ils le continuent sans lui, pas tout à fait dans le monde réel auquel il appartenait mais ensemble, pour eux et pour lui, dans ce purgatoire doux. Il y a un vrai couple de travail dans ce film, mais dans ce couple l'une, la chanteuse, est visible (elle est même le visible), et l'autre, le cinéaste, non.Tous deux travaillent en même temps, chacun concentré sur ses outils, ses attentes, ses doutes, et le film continue lentement et patiemment de se frayer un chemin dans la nuit.

Cette nuit, c'est aussi celle du travail de création en train de se faire : quelque chose cherche à en émerger, dans le doute et la fragilité, dont rien ne garantit l'épanouissement. Chaque plan de ce film nous pose la question fondamentale dans les limbes de la création : la croyance dans la croyance. Une femme chante, que je connais par ailleurs comme actrice, mais qui met en jeu, devant moi, une autre identité, sans garantie préalable. C'est à moi, et à moi seul, de décider ce que je pense de son identité de chanteuse, de la réalité artistique de ce que j'entends.

Certains films de fiction nous intiment parfois, à un détour du scénario, l'obligation de croire à un geste artistique en action, réelle ou simulée. Un personnage nous avertit à l'avance : le pianiste (de fiction) que nous allons entendre est génial, l'acteur (de fiction) que nous allons voir sur scène est un grand acteur. Quand la séquence annoncée commence, je suis censé croire ce que le film m'en a dit, mais mon expérience personnelle et directe de la prestation de l'artiste vient toujours troubler cette croyance, la faire vaciller. Est-ce que je vais arriver à partager la croyance rassurante des autres personnages de la fiction ? Est-ce si facile de croire sans juger ? Y suis-je vraiment apte ? Personne, dans le film de Costa, ne me dit de croire : ni la chanteuse elle-même, ni le cinéaste, ni les accompagnants. C'est à moi qu'il revient de faire l'expérience et le pari.

Dans le cinéma documentaire, d'ordinaire, je connais en entrant dans le film le crédit antérieur accordé à l'artiste que je vais voir au travail. Dans le film de Pedro Costa sur les Straub en montage (Où gît votre sourire enfoui ?), quatre-vingt-dix-neuf pour cent des spectateurs sont dans la croyance a priori que ce sont deux des plus grands cinéastes du monde et dégustent le plaisir de les voir dans l'intimité du travail de montage, mais sans jamais douter une seconde de leur génie. Le film ne mettra jamais leur croyance à l'épreuve. Et les Straub eux-mêmes ne doutent pas réellement une seconde, pendant qu'ils travaillent à ce nouveau montage de Sicilia !, du bien-fondé de leur entreprise et de la nécessité de leur film, dans tous les sens du terme. D'où le plaisir que nous avons de les voir se chamailler comme un couple ordinaire alors que nous ne doutons pas une seconde du caractère unique de leur couple de création. Leur croyance dans leur travail repose sur une intime conviction inébranlable, esthétique, morale et politique, qui n'a jamais eu réellement besoin d'une caution ni d'une sanction extérieures. Les bienheureux.

Dans Ne change rien, le doute est au coeur du travail de la chanteuse elle-même, et Pedro Costa le filme avec beaucoup d'empathie, lui-même appendu à ses propres attentes fragiles. Les musiciens et techniciens qui accompagnent les répétitions de la chanteuse respectent eux aussi, ce qui est rare dans ce genre de situation, ces moments où la croyance est en suspens, vacille, et n'essaient pas de faire semblant de la rassurer, même par amitié. Ils n'usent jamais des vieilles ruses du genre « c'était génial, on en refait une », comme disait Jean Renoir à ses acteurs quand ils n'avaient pas été très bons.Tout le monde, le cinéaste compris, attend que la croyance revienne, si elle doit revenir, tout en sachant que dans le fond per­sonne ne peut précipiter son avènement ou son retour.

Godard a beaucoup aimé filmer des musiciens au travail, les Rolling Stones dans One plus One ou les Rita Mitsouko dans Soigne ta droite, mais jamais avec une telle proximité humble et soutenue, plutôt comme un miroir de ses propres préoccupations. Ce qu'il cherchait à voir dans les répétitions des Rita Mitsouko, dans un film déjà « entre terre et ciel », c'était un couple au travail, un couple de création comme il en a toujours eu la tentation et la nostalgie. C'est un autre désir qui traverse le cinéma de Costa et ce film, celui que quelqu'un - Vanda, les Straub, Jeanne Balibar - le laisse entrer dans sa chambre noire et l'autorise à s'asseoir dans un coin pour l'écouter et le regarder, mais sans idée préconçue, juste pour voir et attendre qu'un film lui vienne. Dans Masculin Féminin, Godard faisait des allers-retours entre les deux côtés de la vitre du studio, le côté chanteuse où il écoutait le petit filet de voix émouvant de Chantal Goya, et le côté techniciens où il entendait la même voix filtrée, amplifiée, mixée avec la musique, devenue marchandise. C'est de là que repart Pedro Costa, d'un démixage par le cinéma d'un mixage de chanson.

Ne change rien est le titre d'une chanson que répète Jeanne Balibar, et qui est devenu le titre du film. Elle y chante en duo, si j'ose dire, avec Jean-Luc Godard. On y entend au début la phrase, déclamée par Godard, qui ouvre les Histoire(s) du cinéma : « Ne change rien pour que tout soit différent.» Cette phrase, Godard l'a empruntée à Bresson, et déformée, comme à son habitude. Dans Notes sur le cinématographe, Bresson écrit en fait : « Sans rien changer, que tout soit différent.»

Que vient faire Bresson dans la capsule de cet intermonde ? Il est bel et bien là, tapi, dans la scène la plus tendue du film, et à mes yeux la plus belle : une femme en off, un maître de chant hors champ fait répéter à Jeanne Balibar un air d'Offenbach. La relation est à l'opposé de celle, on ne peut plus douce et fraternelle, des répétitions. Le mot « maître » ici prend tout son sens : comme Bresson avec ses comédiens, cette femme n'use d'aucune complaisance diplomatique, ne manifeste aucune empathie sororale. Rien qui pourrait amollir l'effort vers la seule perfection. Ce maître en est vraiment un de contraindre impitoyablement la chanteuse à se plier, non pas à sa personne, mais à l'art du chant dont elle est la garante et la gardienne, sans faiblesse humaine. Bresson exerçait cette autorité inflexible au nom du « cinématographe ». Mais ici il n'y a rien de sadique dans sa façon intraitable de ne pas laisser passer la moindre approximation, de ne pas accorder le moindre répit à la chanteuse, tant cette femme est précise dans ses indications et juste dans ses interventions. On ne lui en veut jamais, même lorsque sur le visage de Jeanne Balibar - dont le profil dans cet axe et cette lumière devient un Delacroix, front haut, bouche ouverte -scruté en un seul gros plan par la caméra de Pedro Costa, on voit monter la fati­gue, le combat avec sa propre voix, ses coquetteries, ses dérobades, la tentation du découragement et celle de l'affrontement avec le tortionnaire. L'inflexible maître hors champ aura raison de toute résistance, de toute velléité de révolte car Balibar, dans cette scène, n'a enfin plus à décider elle-même de la valeur de sa prestation. Quelqu'un sait exactement ce qui va et ce qui ne va pas, et pourquoi, au jugement de qui elle peut s'abandonner. Le cinéaste, lui, est fasciné par cette méthode à la dure qui est le contraire de la sienne mais dont il voit bien la puissance et l'efficacité au travail.

Cahiers du Cinema, Janvier 2010, Nº 652