quinta-feira, 25 de fevereiro de 2010
La Cinémathèque française
Entretien avec Pedro Costa
A l'occasion de la rétrospective qui lui est consacrée à la Cinémathèque française, entretien avec Pedro Costa autour de son œuvre, de sa méthode de travail et de l'un de ses personnages récurrents, Vanda.
Je regardais les photographies de Vanda (Dans la chambre de Vanda) et de Jeanne Balibar (Ne change rien), je me disais qu'elles se ressemblaient, qu'elles avaient bien des choses en commun...
J'ai longtemps cherché Vanda. Je l'ai cherché avant même de la rencontrer. À l'origine, je savais juste que je voulais faire un film avec une fille qui pourrait s'exprimer librement, au sens où il n'y aurait pas de scénario, ou du moins un autre type de scénario, qu'elle aurait peut-être d'ailleurs coécrit. Vanda était une fille du quartier de Fontainhas (quartier de Lisbonne où Pedro Costa a tourné presque tous ses films, ndr), à savoir un lieu propice pour essayer quelque chose, loin du monde du cinéma : un lieu un peu caché, avec une fille un peu cachée aussi. Même si Dans la chambre de Vanda est projeté le plus souvent dans les festivals de films documentaires, c'est un vrai film de fiction, au sens où on a peut-être dépassé le cadre du document. Vanda incarne aussi plein de femmes que j'avais connues et filmées précédemment, parfois plus âgées. La proximité avec Ne change rien, c'est que je ne vois pas ce dernier film comme un portrait de Jeanne (Balibar). Je voulais aller au-delà, essayer de réunir en Jeanne le fantôme d'une femme...
C'est presque une quête ?
Oui, mais qui ne dure que le moment du tournage des films. Avec Jeanne (Balibar), on s'est connu il y a presque dix ans. Pour Ne change rien, il n'y avait pas de contrat, il y avait le désir de travailler un jour ensemble, dès le premier moment où on s'est connu. C'est l'actrice de ma génération que j'admire le plus. On s'est rencontré dans un jury, on parlait des films des autres et de la production aujourd'hui... Elle se posait alors beaucoup de questions, je la sentais hésitante et résistante à une série de projets, d'invitations. Je sentais qu'il y avait une façon de faire du cinéma qui ne lui plaisait plus, un rapport, une relation entre les gens, proche de ce que j'avais essayé de faire avec Dans la chambre de Vanda. Mes films, aujourd'hui, représentent trois ans de travail, de recherche.
Ossos demeure finalement pour vous la dernière expérience de "cinéma traditionnel". Depuis quelques années, vous tournez vos films quasiment seul.
Je sens que je peux obtenir plus de richesse, même techniquement, en tournant comme cela. Tout ce temps que j'ai maintenant, en contrepartie, pour tourner mes films, est primordial. Je ne me vois pas revenir à cette activité sacrificielle qu'est devenu le cinéma aujourd'hui. Ce ne sont même plus des compromis : aujourd'hui, on doit faire ce qu'on peut avec ce qu'on nous donne et ce qu'on nous donne est très peu ! Je préfère ne rien demander. À Fontainhas, il a fallu apprendre le cinéma aux habitants du quartier, les impliquer, mais je n'avais pas d'argent à proposer... Les films que je fais, même Ne change rien, ont des budgets tellement bas qu'on ne pense même pas à l'argent. On essaye juste de trouver un peu pour vivre et les faire. Si je gagne autant que la personne que je filme, ça change beaucoup de choses. Si je n'ai pas d'argent, comme c'était le cas pendant le tournage de Dans la chambre de Vanda par exemple, et que Vanda va acheter une cassette DV pour le film, ça change beaucoup les rapports.
C'est l'idée aussi de revenir à l'"essence du cinéma"...
J'avais auparavant des idées trop élaborées, donc trop abstraites, trop vagues et je suis revenu à quelque chose qui a effectivement plus à voir avec l'idée d'essence du cinéma. Je profite du temps que j'ai pour ne pas me disperser. C'est très difficile aujourd'hui de ne pas "passer à côté des choses". Je sentais cela quand je faisais mes films en 35 mm. Tous les cinéastes le ressentent ! On installe un plan, on fait une mise en scène, on prend trois heures avec les acteurs, et tout d'un coup on doute, on tourne un peu la tête, et on voit un truc que l'on veut filmer. Changer tout au dernier moment n'est pas possible dans une mise en scène traditionnelle au cinéma. J'ai été souvent confronté à ça avec le chef opérateur ou l'ingénieur du son qui me disaient alors : "c'est impossible, si on change tout pour filmer ce que tu veux filmer, ça va prendre 4 heures et après il n'y aura plus de soleil, qu'est-ce qu'on fait alors de la scène, et qu'est-ce qu'on dit au producteur ?" Aller à l'essentiel, c'est aller vers soi-même, être un peu plus vrai avec soi, voir une chose, puis la mûrir, la tester. C'est beaucoup plus simple avec la vidéo. C'est l'idée de rechercher en tournant, pour s'approcher de quelque chose de plus vrai pour soi même et pour les autres.
Votre cinéma a beaucoup évolué, formellement parlant, vous êtes passé notamment du travelling au plan fixe, à une narration moins présente aussi. C'est cette idée de faire de plus en plus confiance au cinéma, comme les cinéastes de l'époque du cinéma muet.
Absolument. J'ai eu un peu de chance car c'est le désir de tout cinéaste, du moins tous ceux de bonne volonté disons : croire au pouvoir des images et des sons et que cela suffise presque. Mais parfois on n'y arrive pas, parce qu'on essaye de recréer des images qu'on a vues, des films, une ambiance, des sentiments d'autrefois qu'on ne voit plus au cinéma... J'ai eu de la chance d'avoir trouvé ce monde-là (le quartier de Fontainhas), en essayant de l'élargir parce qu'il était trop fermé. C'est un lieu très démuni, très nu, très secret aussi en même temps qu'il est très public. Y arriver tous les matins, c'était comme arriver au studio, prendre le café, aller voir si tout le monde était habillé et savait ses répliques. Et bien sûr c'était le cas, tout le monde était habillé et savait ses répliques puisque c'était leur vie de tous les jours et c'était ce que je voulais capter. Après il fallait commencer à travailler !
Pour Dans la chambre de Vanda et pour En avant jeunesse, la méthode était la même ?
En tournant Dans la chambre de Vanda, pendant un an de préparation et deux ans de tournage, les habitants de Fontainhas ont compris qu'on pouvait faire un film autrement, sans les camions de matériel de tournage et une grosse équipe technique. Ce film, c'est une fiction, il s'agit de mon regard sur des gens et un lieu. Mais même s'il s'agit d'une fiction, tout est vrai. C'est un morceau de vie. Après la sortie du film et les festivals, la question était de savoir "ce qu'on fait après". Et les habitants formaient un chœur de voix se posant la même question. J'ai proposé à Ventura de faire mon film suivant avec lui et il a accepté. Il y a eu ensuite entre nous un énorme silence, autour duquel j'ai eu envie de chercher. Il n'avait pas les mots pour exprimer ce film et moi non plus mais je savais qu'il existait "entre nous deux". Ventura est le premier de Fontainhas à avoir construit une maison là-bas. C'est le pionnier, le héros, et c'est aussi la première victime de ce monde, parce qu'il était un homme brisé, totalement détruit. Et on a commencé à réfléchir au film avec deux ou trois petites choses : son personnage aura des enfants, il ira les voir, Vanda serait sa fille, même si elle est blanche et qu'il est noir. Ce n'est pas un problème !
La méthode de travail consistait à rester en permanence avec vos "comédiens", à tourner quand ils étaient prêts, à n'importe quel moment ?
Oui. Je voulais filmer Vanda dans cette chambre, filmer cette fille que j'avais croisée un peu dans Ossos. Filmer sa chambre, c'était revenir aussi un peu à la mienne. Revenir aussi à un truc d'adolescent finalement. Dans Dans la chambre de Vanda, l'âge moyen est de 25-30 ans, il n'y a pratiquement pas de personnes âgées.
Entre Ossos et Dans la chambre de Vanda, Vanda est passée du mutisme au dialogue...
Vanda ne voulait pas parler pendant le tournage d'Ossos parce qu'elle se refusait à dire les dialogues que j'avais écrits. Elle n'était pas concentrée au sens où il faut être concentré sur un tournage classique. Ce n'est pas ce genre de concentration que je veux aujourd'hui sur un tournage. Mais sur le tournage d'Ossos, cette attitude était très paniquante pour moi. Au lieu de dire bonjour, elle disait bonsoir. Au lieu de rire, elle pleurait. Au lieu d'entrer dans une pièce, elle n'y entrait pas. Elle posait beaucoup de questions, n'avait pas envie de dire telle phrase à tel moment. Ce n'est même pas qu'elle trouvait le scénario bête, c'est juste qu'elle n'avait pas envie. Elle disait : "comme je ne suis pas actrice, je ne peux pas mentir." Donc c'était un problème pour moi et pour l'équipe. J'ai toujours eu du mal à forcer les gens qui ne veulent pas faire quelque chose. On m'a raconté que Rossellini avait eu un jour un fou rire hystérique en mettant en place une scène d'un de ses derniers films classiques – type Voyage en Italie – où les deux acteurs devaient se dire "je t'aime". Au bout de dix minutes de répétitions de "je t'aime", il a eu ce fou rire. Il faut être très fort et au fond "un peu idiot", comme disait Truffaut, pour croire à tout ça... Je ne peux pas faire huit semaines de "je t'aime, je t'aime pas". Il y a quelque chose de profondément ridicule et pathétique sur un tournage de cinéma. Et Ossos avait à voir avec cela. De ces problèmes, de cette confrontation avec Vanda, est né Dans la chambre de Vanda. Une nouvelle façon de faire du cinéma, un film plus simple, comme un reportage, un essai. En avant jeunesse, c'était autre chose. On était quatre personnes sur le plateau, je n'étais pas seul. Cela changeait tout. Le film prenait presque des allures de superproduction ! Il y avait l'ambition de revenir au récit du quartier, de faire son histoire lyrique et poétique. Donc filmer un peu le passé de Ventura, et le mêler au présent du quotidien. Sans scénario, en se laissant surprendre, avec la même méthode de Dans la chambre de Vanda, filmer quelque chose, tout le temps, comme Chaplin, et refaire la scène ou le plan quatre mois après, exactement le même, pour voir s'il y a quelque chose que le temps de notre vie et de notre expérience nous apporte. Avec un peu de chance, beaucoup de temps et de travail, j'arrive à construire cette espèce de mouvement lyrique qui est là, enfoui. Après c'est un souvenir, trois mots, un regard qui fait penser à un autre regard ou à une autre parole : ce sont des correspondances entre les scènes. Avec En avant jeunesse, je voulais faire une fiction, un western, une saga dans le passé et quand on regarde aujourd'hui le film, il est très documentaire, plus que Dans la chambre de Vanda, finalement.
Pourtant parfois pour En avant jeunesse, vous refaisiez les prises trente ou quarante fois.
Oui, et même dans Dans la chambre de Vanda. Dans le film, les seuls plans "spontanés" sont les démolitions de maisons. Le reste, tout ce que dit Vanda ou fait, c'est la quarantième fois qu'elle le faisait. En avant jeunesse est un film plus classique dans le sens où les scènes étaient plus limitées : untel va de là à là avec telle ou telle réplique et la scène se termine quand il sort du champ. On était plus proche du rituel du cinéma. C'est ce que je veux dire quand je dis "classique". Il ne faut pas croire qu'on peut faire un film n'importe comment, en improvisant, en volant des choses en cachette, il faut quand même un petit rituel et se mettre d'accord sur le genre de rituel qu'on est capable d'instaurer. Pas de clap, pas d'"action", "coupez". Mais d'autres mots, une autre façon plus discrète. Mais il existe quand même un rituel. La différence, c'est qu'on avait une semaine pour faire la moitié de la scène ou un mois pour travailler une autre scène.
Votre cinéma est affaire de répétition. Ne change rien pourrait être le titre générique de votre travail. Cela crée d'ailleurs de la musicalité et ça devait inévitablement déboucher sur un film autour de la musique.
Oui. Mais il y a une partie cachée que je peux confesser. Une partie de pure angoisse du moment à filmer. Je filme des situations, des lieux, des gens qui peuvent ne pas être là demain... Même avec Jeanne (Balibar), il pourrait ne rien se passer dans Ne change rien. S'il n'y a pas de chanson, on ne fait pas de disque. Et à Fontainhas, est-ce que Vanda sera encore en vie demain ? Est-ce que la maison sera là ? Je vis depuis dix ans avec cette peur qui est un peu l'essence du cinéma au sens où je vais filmer quelque chose qui ne sera plus là demain. J'avais le sentiment très concret que j'allais filmer des choses sûrement pour la dernière fois. Ou presque à la fin. Dans la chambre de Vanda, c'est la fin de beaucoup de choses. C'est la fin d'une certaine Vanda. Elle me l'a dit : "Cette Vanda-là est morte maintenant. Dans En avant jeunesse, je vais être une autre Vanda, celle d'aujourd'hui". Cette angoisse dont je parle ne me paralyse pas, elle me fait avancer, revenir, répéter. Elle est consubstantielle au moment du tournage, ce n'est pas de la panique.
C'est une urgence ?
Un mélange d'hyper conscience, de responsabilité, genre "ce type là il va être géant, il va jouer exactement comme dans un film de John Ford", ou "ça va être le plus beau film dans une chambre avec une fille, etc.". Alors on répète beaucoup, c'est vrai, pour trouver cette petite chose qui va tout changer. Dans En avant jeunesse, dans la scène où Ventura et son collègue écoutent un disque, on a eu du mal à trouver ce geste d'amitié entre eux. On y est arrivé après plusieurs semaines de répétition très ennuyeuses, banales, monotones. Il y a dans cette scène deux types, un disque, on est enfermé dans cette pièce, on va faire et refaire la scène, et à un moment, à la quarantième prise, au lieu d'arrêter le tourne-disque, Ventura a mis sa main sur la main de son copain. Ce geste est intervenu à force de travail routinier. On a tout cherché, les mots, les regards, les positions. Et c'est par des petits ajustements, des petites choses de tous les jours que peut naître un geste pareil. Et Ventura et son ami ne se sont pas plaint, beaucoup moins que les acteurs. L'énorme différence avec des acteurs classiques, c'est qu'ils ne sont jamais sûrs. Je ne sais pas si c'est bien ou pas. Ils pourraient réessayer deux mois plus tard parce qu'ils ne sont pas sûr et doivent réfléchir. Un acteur à la cinquième ou la sixième prise dira "je ne sais pas ce que je peux faire de mieux, je suis assez sûr de ce que j'ai fait."
Ce qui est troublant pour le spectateur, c'est de voir des scènes comme si c'était la première ou la dernière fois. Le paradoxe entre le travail de recherche et la spontanéité...
Exactement. Ce que je fais est une espèce de laboratoire de recherche. J'aime être avec des gens qui cherchent. Ventura a cherché, sans sueurs ni larmes, une façon de me montrer ses souvenirs, de me transmettre d'une façon sensible quelque chose de sa souffrance. C'était très fatigant : je suis dans une maison avec lui, il fait noir, je cherche le plan, et lui cherche son sentiment, son silence. Vanda cherchait des sentiments aussi, des mots, elle me disait avec ses mots à elle : "d'aujourd'hui à lundi je voudrais travailler sur ma mère, dire quelque chose sur elle." Et elle parlait beaucoup - ce n'est pas dans le film -puis il y a un mot ou un silence, et on se dit que c'est ce qu'il faut retenir. Tout est là.
Vos films sont traversés aussi par la question du somnambulisme, de l'hypnose. Vos personnages sont souvent un peu comateux...
Ventura a dit cette phrase : "ne pense pas une seconde que tu peux me connaître juste parce que tu mets une caméra en face de moi". On voit dans mes films les gens perdre à chaque instant quelque chose. C'est de la perte que je filme, beaucoup plus que dans d'autres films. Même Où git votre sourire enfoui ?, le film que j'ai fait avec Jean-Marie Straub et Danielle Huillet, est un film sur un couple qui essaie de trouver une ou deux-trois choses sur un film mais qui "perdent beaucoup" à chaque moment. La scène qui donne son titre au film est une scène de perte pure. Tout commence avec Danielle qui dit "il y a un sourire dans les yeux de ce monsieur, on va essayer quelque chose", Straub répond : "oui, oui", et neuf minutes après de dépense de paroles, de sentiments, parfois agressifs d'ailleurs, la conclusion de Danièle est qu'"il n'y a jamais eu de sourire . Donc pendant ces neuf minutes, ils ont essayé de croire à quelque chose qui n'était pas là.
Propos recueillis le 10 décembre 2009 par Bernard Payen
segunda-feira, 22 de fevereiro de 2010
NE CHANGE RIEN de Pedro Costa
Álvaro de Campos : « Je comprends par intervalles discontinus ; / J’écris par lapsus de fatigue ».
Premier plan. Une quinzaine de spots, le noir, des étoiles, la nuit. Une batterie, un guitariste, on distingue à peine qui chante, lune de lumière sur un dos, rêve sous-marin, voix nonchalante. C’est un plan large, fixe, en contre plongée. De trois minutes. On distingue mal mais on entend tout : c’est Torture que chante Jeanne Balibar. On ne voit pas le public mais on entend ses applaudissements à la fin : c’est un concert. Où ? On ne le sait pas. Ici ou ailleurs, en France ou au Japon, peu importe : le sujet n’est pas là – le film le dit d’emblée, il ne sera pas touristique, pas de ciels, de bâtiments pour situer, c’est à une autre aventure qu’il invite, intérieure ?
Ne change rien n’est pas un film de fan accroché à une étoile ici et ailleurs, pendant des enregistrements, des séances de recherche, d’ajustement, et des concerts – si on devine le public une ou deux fois, on ne le voit pas, aucun visage ému ou enthousiaste qui se substituerait à notre jugement, les passages sur scène sont du reste bien moins nombreux que les autres. Dès le début, on sait que ce sera un film sur le travail, en l’occurrence sur la patience et l’acharnement qui font que deux matières, musique et voix, réussissent à en former une seule, et plus exactement : un espace. Travail sur l’infime, sur le rien des changements qui fait que tout est différent, oui oui on a bien fait, travail de répétition. On fait, on refait, c’est physique, on écoute. Que se passe-t-il ? Pas toujours facile de le savoir mais on sent que quelque chose ne va pas, n’allait pas, c’était très fragile, ou a surgi, il ne faut alors pas le perdre, recommençons tout de suite. La chanteuse pose une question, la guitare lui répond.
raison d’être est de partir à la conquête de l’insoupçonné, de l’inconnu. Pedro Costa a enregistré – quatre-vingt heures environ –, monté, organisé, il raconte une femme chantant, cherchant, hésitant, s’écoutant, trouvant, et c’est à nous de voir. A toi de voir et ressentir, d’être disponible et éveillé(e) pour ça.
« Partout où l’on exige aujourd’hui de la « forme », écrit Friedrich Nietzsche dans Considérations inactuelles, que ce soit dans la société ou dans la conversation, dans l’expression littéraire ou dans les relations entre Etats, on entend par là, malgré soi, un vernis plaisant, le contraire du véritable concept de forme en tant que configuration nécessaire qui n’a rien à voir avec le « plaisant » et le « déplaisant », précisément parce qu’elle est nécessaire et non facultative. » Si Pedro Costa est un cinéaste qui compte – c’est-à-dire si son regard se dépose et s’insinue en nous – c’est que la forme de ses films n’a rien d’un vernis plaisant mais est nécessaire, non facultative. On est artiste, précise Nietzsche ailleurs, « à condition de ressentir comme contenu, comme la chose même, ce que les non artistes appellent la forme ». Presque tout est dit. La forme qu’élit Costa, et qui est le contenu du film, est nécessaire pour nous faire voir et ressentir.
De longues séquences – celle concernant la chanson Ne change rien dure plus de quinze minutes, celle dédiée à Ton diable près de douze –, des blocs, des plans fixes et vigilants – sept plans sont nécessaires pour la séquence de Ne change rien et, après, un seul pour les huit minutes trente consacrées à une répétition de La Périchole de Jacques Offenbach ; plus loin, la séquence de Ton diable est constituée de deux plans, celle de Rose d’un seul là encore, de plus de cinq minutes, on ne trafique pas, c’est un plan et une chanson ensemble, même substance, et on refuse de faire le malin en multipliant les plans, coupant, saccadant, zoomant, en prétendant tout montrer (visée totalitariste) alors qu’on embrouille en fait, opacifie définitivement, et réduit. Elle a besoin d’entendre un, deux, trois, quatre par-dessus pendant cinq minutes, sinon elle s’emberlificote un peu : nous allons l’entendre, être avec elle, avec eux. Elle en a marre, la répétitrice le sent, mais il n’y a plus que deux phrases : nous irons jusqu’au bout.
Procession indocile ou parcours d’une exposition : si on veut voir (pénétrer) ce qui s’expose, c’est exactement le même mouvement sillonné de réverbérations.
J’ai regardé sans son. Non seulement, par l’architecture des plans, la charpente d’ensemble, et ce qui y entre, Ne change rien tient, mais la forme qu’élit Costa et qui est son contenu, la chose-même, en fait alors un film éloquent. Dans un autre monde, une séance de cinéma comporterait la version muette enchaînant immédiatement après l’autre, et on verrait ce qu’on verrait… (Dans ce nouveau monde, nous saurions aussi éviter d’être des sacs à mots, pour dire la mer tu trouverais des mots qui ne pèsent pas plus que des gouttes de pluie. Ce que nous sommes tous. Des gouttes de pluie, sentimentales, sur la mer.)
4.
Sa beauté ? Sans doute, mais reste à savoir ce qu’on entend par beauté. Et si nous parlions plutôt de forces ? D’une esthétique fondée non sur l’idée de beauté mais sur celle de forces. Et si l’art avait pour indice la force ou l’énergie ? Il ne s’agit alors pas de dominer en séduisant par tous les artifices possibles mais de subjuguer. Le guide est la sensibilité. La caméra de Pedro Costa est un oeil tactile.
Ne change rien n’a pas pour but la beauté ou la séduction. Ce qui ne veut pas dire que la beauté n’est pas là. C’est un film avec ses cadres, ses lignes, ses lumières, son temps : ses forces.
5.
Mais c’est à chacun de voir. Nous ne sommes pas tellement là pour dire quoi voir mais plutôt un peu – et par intervalles discontinus ? – combien Ne change rien est fertile si on observe et accepte de le prendre pour ce qu’il est. Vois son sillage.
5 bis.
Ses forces. Costa ne lâche pas Balibar comme la répétitrice de La Périchole ne la lâche pas. Ne pas lâcher, c’est maintenir dans un cadre le temps voulu et souvent plus que le temps que la chanteuse ou d’autres auraient voulu, c’est tenir Jeanne Balibar en gros plan pendant plus de douze minutes, deux plans fixes uniquement. Pour que tout soit différent. Il ne lâche pas non plus le spectateur : où est-on, où cela se passe-t-il, qu’importe, pas d’évasion dilatoire, on n’est pas là pour la carte postale ni rapporter le temps qu’il fait. Ne change rien aurait pu s’appeler Ne lâche rien si un Suisse n’était passé par là : « Pour que tout soit différent… ne va pas montrer tous les côtés des choses, garde-toi une marge d’indéfini ».
Le travail et l’indéfini ne se conquièrent pas d’un claquement de doigts, la marge d’indéfini ne se garde pas comme ça : il faut du sentiment (un cadre et du temps, si on préfère), des sens en éveil, et ne pas être pressé et dirigé par l’industrie et ses présupposés. C’est ainsi que peut se mettre en place un work in progress – expression avancée ici délicatement tant elle menace toujours d’écraser – et qu’on réussit éventuellement à percevoir et à comprendre. A percevoir et comprendre comment ? Avec simplicité, circonspection et persévérance. Et quoi ? Que chanter est une affaire corporelle, par exemple – voyez comme la chanteuse est tendue, voyez ses nerfs, les rides sur son front, les veines de ses mains, ses gestes, et comme le buste du musicien et compositeur fabrique sa musique –, que le physique est le rythme, ou ce que c’est que « bien
entendre les silences ». Qu’on peut avoir l’impression que ça coule mais que ça ne va autant de soi que ça. Qu’écouter est un travail, une construction pas à pas, note à note. Que travailler, même avec d’autres, c’est aussi être seul(e).
Un film sur le travail de chant et de composition, donc. Si Ne change rien n’était que cela, il serait déjà nécessaire.
5 ter.
Une construction à l’écoute. Toute ouïe, Ne change rien est solidaire du mouvement de ceux qu’il côtoie, il transhume, reflue, ne s’estime pas quitte. Un concert n’est pas une fin. Après, on refait. Et c’est ce que je fais qui m’apprend ce que je cherche.
6.
Ce film ne parle que de chanson ? Pensez donc. Ne nous parle-t-il pas aussi de création ? Voyez cet écran blanc sur lequel se détache un micro ou la chanteuse hippocampe en plan américain, voyez le dernier plan où elle s’impressionne sur un mur blanc : des hasards ? Et ce qui se met rapidement en branle : des histoires ?
Précisons : ce ne sont pas des plans bavards tournés pour démontrer et discourir d’autre chose, aucune instrumentalisation, mais, rivés à leur sujet (leur dessein), ils ont trouvé l’assise (le dessin) juste qui, pour le spectateur, autorise incidemment, par ses traits à l’encre et ses trames ténébreuses, ouvertures et échappées capitales.
7.
Dernier plan. En jean et débardeur noir, derrière une table, Jeanne Balibar est debout et adossée au mur blanc d’une pièce que l’éclairage surexpose, une loge. Silence feutré. Rodolphe Burger vient s’assoir sur la table, au premier plan. Elle l’attendait. Il prend sa guitare. « Et au début, on fait quatre ou huit ? », lui demande-elle. « On va faire quatre », et une répétition de Rose commence. Le compositeur donne des signaux, il soutient la chanteuse qu’un miroir au fond reflète.
Parfois, son regard le guette. Supportée par lui et la musique, elle se déplie. Il reprend le refrain avec elle. Un tableau de cinq minutes quinze où géométriquement, concrètement – construction à l’écoute, cadre qui fait sens – la chanteuse émane de la guitare et du compositeur qui la tient pour qu’elle s’exhale. C’est fini : penchée en avant sur la table, elle lève son regard vers lui. « Oui ? ». Il opine. Ce plan avait été appelé plus tôt par un autre, même lieu, même tenue de Jeanne Balibar, assise et songeuse, moment proche, au cadre légèrement plus large : These days interprété en concert venait s’y diluer. Ce sont les deux seuls plans.
Ce plan avait été appelé plus tôt par un autre, même lieu, même tenue de Jeanne Balibar, assise et songeuse, moment proche, au cadre légèrement plus large : These days interprété en concert venait s’y diluer. Ce sont les deux seuls plans sans clair-obscur, sans cette lumière secrète qui fait penser aux abysses où se pose l’éclat des étoiles, autrement dit leur
mémoire.
8.
Ce film ne nous embarque-t-il pas dans une aventure, une fiction ou des fictions : celles d’une femme qui apprend, qui se transmue, poursuit un objectif, change de vie ? Et ne nous montre-t-il pas que, comme vivre ensemble – on pensera à d’autres films de Pedro Costa –, changer de vie est un travail, solitaire parmi d’autres ? Au fur et à mesure qu’il se déroule, Jeanne Balibar n’est plus la comédienne connue qui travaille pour chanter, faire un premier cd. Elle est un personnage qui travaille pour changer de vie et être sur d’autres scènes – Mariana, Vanda, Ventura étaient de tels personnages – et qui, pour ce faire, travaille avec des guides : une répétitrice, des musiciens, un compositeur, qui l’accompagnent, l’appuient et l’élancent – voir, un peu avant le dernier plan, l’enregistrement de Ton diable . Documentaire, fiction ? Tout ça c’est de
l’écume : laissons. Attentif à ce qu’il ignore, Costa sait que la fiction révèle (et dissout), que c’est la fiction qui trace et dévoile.
Ne change rien est une fiction sur le travail où tout est véridique, documentaire. Ce chat, à quoi rêve-t-il ? Et Jeanne, plante marine ondulant dans les courants ? A la mer ? Quelle mer ? Ce n’est pas rien de réussir à s’approcher des rêves d’un acteur ou d’une actrice, ceux qu’ils apportent avec eux pour que quelque chose advienne, ici une chanson, voix et mélodie formant, champ contrechamp, un même espace – composition particulièrement limpide lors de l’enregistrement d’une version de Cinéma, cinq plans, cinq minutes trente. Il n’y a pas de fiction sans rêves.
9.
Ce n’est pas rien de réussir à sucer de l’intérieur la conscience de sensations et d’embarquer sur des mers d’autant plus vastes et profondes qu’on y navigue lentement et ne se contente d’ailleurs pas d’y naviguer. Et je commence à rêver, je commence à m’imprégner du songe des eaux. Des sons corporels, une lointaine voix appellent. Ce qui existe est fécond (fertile) dans le sens où, tout en s’imposant seul, se suffisant à soi-même, il stimule des correspondances (des interférences), fait jaillir sans exclusive – des personnages comme Álvaro de Campos, Nietzsche, c’est selon chacun, selon la capacité d’approche et de tutoiement, le hasard aussi – et conduit, permet des migrations, y compris vers ce qu’il ignore. N’est-ce pas le cas de Ne change rien ?
Pourquoi Álvaro de Campos ? Si tu veux : parce que c’est le premier film non portugais de Pedro Costa. Sinon : parce que la mer ? Le noir, les noirs, et leur fluide et feinte (non définitive) opacité ? En janvier 1979, peinant sur une toile qui lui paraissait « sans issue, sans espoir », Pierre Soulages découvrit – après avoir dormi, épuisé, hasard ?, mystère ? – l’autorité et les
infinies possibilités organiques du noir, les outrenoirs.
8.
Pedro Costa filme, enregistre d’abord un geste, un visage, un corps en suspension ou en mouvement, un mur, des ruines, un paysage, des sons, et l’histoire, qui révèle et confie, vient après. Si tu filmes l’histoire, tu ne fais pas de cinéma. Tu illustres, fais du programme, mais pas de cinéma. Pas de cinéma parce que pas de travail et pas de rêves. Quelques ondes ne font
pas la mer. C’est une chanteuse alias Jeanne Balibar comme c’est Álvaro de Campos alias Fernando Pessoa. Et même Nietzsche, Soulages : dans le film de la mémoire, il n’y a que des personnages.
7.
Or, la mer, revenons-y. Calmement, la caméra de Pedro Costa scrute les abysses. Au Cap-Vert, dans le Bairro das Fontainhas comme ici. Sauf qu’ici, cela saute peut-être plus aux yeux. A cause de l’obscurité des abysses, à cause de la chanteuse qui périchole comme une murène, se balance comme une algue filamenteuse… et le guitariste en baudroie. Pour la première fois, Pedro Costa se coltine à la musique. Pour ce faire, son choix mutique : s’imprégner du songe des eaux.
Corrigeons : ce ne sont pas des étoiles qu’on voit dans le premier plan, et ce n’est pas la nuit du jour, c’est autre chose, ce sont des reflets d’étoiles et une nuit intérieure, autrement dit des reflets ou des échos de mémoire.
7 bis.
Pour la première fois ?... N’était-il pas déjà question d’harmoniques préparatoires, dans Où gît votre sourire enfoui ? par exemple ? Et si, alors que tout paraîtrait différent, rien n’avait changé ? Si, bien avant Ne change rien, il était déjà question de vibrations infimes et fondamentales ? Vivre sans la musique serait une erreur : Pedro Costa le savait.
8.
A propos d’échos… Qu’arrive-t-il ici à l’image de distinction tour à tour friable et hardie que renvoya Jeanne Balibar en une quarantaine de films depuis le début des années 1990 ? Regardons, il se passe quelque chose. Et même, plus particulièrement, après Ne change rien regardons certains de ses films précédents. Pourquoi, revoyant Ne touchez pas la hache de Jacques Rivette (2007), ai-je vu ici et là ce que je n’avais pas vu alors ? Parce que Ne change rien de Pedro Costa (2009).
8.
A propos d’échos… Qu’arrive-t-il avec ce film noir – au sens du genre cinématographique : histoire de poursuite et de possible renaissance, éthique de la liberté – au cinéaste qui apparut il y a une vingtaine d’années avec O Sangue – en noir et blanc, n’est-ce pas – et s’employa ensuite à pénétrer (voir, tout en gardant une marge d’indéfini) les déserts pierreux, les territoires vagues, des limbes ? Pas différent Ne change rien, si on se rappelle le pas à pas de son cinéma, sa plongée incessante et retenue dans la matière, le temps, la mémoire, et la ténacité qui caractérisent son travail, car il n’y a évidemment pas de connaissance sans temps ni mémoire (histoire) – ou plutôt sans rêves, ceux-ci étant la fumée de celle-là. Si on se rappelle : le temps alloué à la construction, deux ans pour Dans la chambre de Vanda, trois ici ; le désir d’extraire la beauté, quelle beauté ?, celle qui a à voir avec les exils, les franges et qui ne peut être conquise que de haute lutte ; le souci de ne pas sacrifier à l’hagiographie – Ne change rien n’en est pas plus une de Jeanne Balibar et Rodolphe Burger que Où gît votre sourire enfoui ? n’en était une de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub ; la troublante tension qui naît du frottement entre
documentaire et fiction ; la victoire sur l’informe ; les ellipses qui claquent sans bruit et t’élèvent ; l’immersion qui tire son souffle de l’étouffement ; l’intimité des lieux, souvent intérieurs, quitte à restreindre les dimensions d’un espace en reléguant le hors champ ; les visages et l’humanité qui te soulèvent ; le refus de la figuration ; la proximité, souvent là aussi mais pas systématiquement – le systématisme n’est pas l’affaire de ce « voyant à l’égard du réel » qu’est Costa – avec les clairs obscurs, tableaux qui protègent et secrètent autant qu’ils exposent et divulguent ; la géographie de communautés, dont celle de couples, Danièle et Jean-Marie, Jeanne et Rodolphe ; le dépassement des apparences grâce, souvent là encore mais
sans plus, à l’attention anguleuse, aux recoins, aux détails, esthétiques, formels, gestes, fragments de corps, murs, ruines ; l’adresse à tous, à nous tous, spectateurs – dans un nouveau monde nous écririons : à tout le monde. Et si on sait que ce film a été fait comme ses précédents en dehors de l’industrie cinématographique – si on ne le sait pas, on s’en doute vite. Au Cap-Vert, dans le Bairro das Fontainhas ou dans une salle de montage du Fresnoy – où Pedro Costa ne dirigea pas plus Jean-Marie Straub et Danièle Huillet qu’il ne mit en scène Jeanne Balibar et Rodolphe Burger, même si on peut supposer qu’il demanda à l’occasion à ces deux derniers de recommencer un plan ou de se déplacer –, ailleurs comme ici, donc, mais avec des nuances sur le degré d’intervention du cinéaste, il s’agit bien d’aller sur le terrain et de ravissement. Pas différent, Ne change rien, et pourtant…
9.
Après s’être, en huit films, attaché au travail subi et aux errances pour survivre, à la misère, bref à ce qu’on sait, mais notamment aussi à un autre travail artisanal et artistique – mot que Jean-Marie Straub réfute mais qui a toutefois le mérite de resserrer, l’artiste étant peut-être un artisan qui ne se répéterait pas –, voilà que Pedro Costa poursuit son exploration. Avec
la même inclinaison méticuleuse pour les profondeurs sincères et la même approche concentrée, ce qui pourrait définir son geste, Ne change rien ausculte le coeur d’un autre terrain, donnant à entendre et à voir, témoignant une fois de plus de ce qui n’a sans doute jamais été montré ainsi.
Donnant à voir comment ? Par son dispositif sommaire, riche de ces ressources que sont le regard et la pensée du cinéaste (ses sens en éveil), ce regard qui n’oublie jamais les infinies possibilités pour la plupart déjà à l’oeuvre aux premiers temps du cinéma, cette pensée qui saisit, évacue et structure, et qui ensemble, ont découvert ce noir et blanc qui rend tout différent –
autrement dit : indispensable. Et quoi ? Une lumière secrète venue du noir justement (au-delà du noir une lumière transmutée par le noir), ce noir passé sous quarantaine de Jeanne Balibar, l’espace des cordes en tous genres, la quête des accords, la montée et la concrétisation des rêves, les rêves comme des enquêtes lacunaires, et j’en passe comme la légèreté, la gravité, la croyance, la poésie et la naïveté qui font ce qui subsiste au moins un temps, le cinéma et les sentiments par exemple, et Ne change rien une nouvelle brique de la maison Costa qui s’agrandit autant qu’elle se consolide à l’instar d’un récit qui se ramifie. Vois, accueille ce qui est offert ainsi, sans gratuité aucune et avec obstination. Prends le temps, ose la lenteur et l’écart. Tu entreras.
Pierre Soulages : « Ce qui importe au premier chef, c’est la réalité de la toile peinte : la couleur, la forme, la matière, d’où naissent la lumière et l’espace, et le rêve qu’elle porte. »
10.
L’exposition de toiles de Pierre Soulages au centre Beaubourg à Paris, du 14 octobre 2009 au 8 mars 2010, est une aventure dans son agenda. Depuis ses débuts, le peintre nomme ses tableaux de leurs dimensions et de la date de leur réalisation : Peinture 200 x 266 cm, juillet-août 1956 ; Peinture 290 x 520 cm, 22 mai 2002 ; Peinture 324 x 181 cm, 17 novembre 2008 ; Peinture 324 x 181 cm, 19 février 2009… Mais, pour la dernière partie, celle de l’outrenoir (au-delà du noir une lumière transmutée par le noir), la présentation n’est pas chronologique, on va et vient, plus de temps linéaire, c’est un autre ordonnancement à partir d’affinités qui fait, par exemple, que 19 février 2009 est suspendu, monté avec le 19 janvier 1997, le 6 février 1997 avec le 14 mars 1999. Sauf que, les noms des tableaux étant impossibles à mémoriser, qui va les lire ? Pris
par ce qui émane peut-être d’origines mutiques tel que l’autorité du noir, sa gravité, son évidence, sa radicalité, on va et vient de blocs en blocs, de cadres en cadres, on passe d’un espace à un autre, d’un plan à l’autre. Pour le reste, la mobilité des noirs et la lumière, l’organisation qu’est l’oeuvre, sa puissance, sa réalité, le temps indispensable pour les percevoir, les ressentir, et les correspondants (interférences) éthiques derrière les choix esthétiques : direction
l’exposition.
11.
Un homme et une femme fument, assis l’un à côté de l’autre, entre une table et une paroi de lattes de bois. Ce n’est pas une loge mais c’est tout comme. C’est un coin de restaurant ou de café. C’est écrit : coffee. Ils sont Japonais. Les propriétaires – ou patron, patronne et employé(e) ?, la femme porte un tablier – de cet endroit modeste où flotte un jazz indolent qui les
berce. Au Japon ? Peu importe. Il est quatre heures vingt, vraisemblablement de l’après-midi. Réflexion subtile de l’écran et de la fenêtre de la séquence précédente, sur la droite, une ouverture carrée en verre dépoli est, avant le plafonnier, la principale source lumineuse – résurgences, réverbérations, déploiements : le film processionne, organisation discrète, ténue
et ferme : peu après, par exemple, lors de l’avant-dernière séance consacrée à La Périchole, une lumière allumée en cours de plan, mystère, découpera une autre ouverture carrée, une petite fenêtre surmontant une porte, nouvelle résonnance et naissance d’une perspective qui feront la réussite de ce moment. L’homme et la femme attendent, entre la pendule et trois parapluies, qui eux-aussi attendent – la pluie ou, qui sait ?, le soleil. Il apparaît d’ailleurs que ce n’est pas un homme et une femme mais deux femmes : c’est net quand celui qu’on avait pris pour un homme tourne la tête : il y a son cou et ses cheveux courts, c’est une coupe de femme. Les cigarettes ne pèsent pas sur leurs lèvres, comme elles n’ont pas pesé jusqu’alors sur celles de la chanteuse et du compositeur. Régulièrement, elles se retournent pour déposer la cendre. La femme au tablier va se lever et disparaître. Ca dure environ une minute trente. Une minute trente d’exposition. Elles sont là, présentes, avec ce qu’elles voient et ce qu’elles ont vu avant, avec ce noir qui les habite et d’où elles viennent. Ce ne sont pas des figurantes, elles ne font pas de figuration. C’est comme un film d’autrefois où on fumait sans que ça pèse et c’est un témoignage du présent qui se dilue, these days. C’est un plan goutte de pluie, un autre. Et d’une force rare. (Il faudrait
trouver les mots pour cerner cette force et dire donc encore le regard de Pedro Costa : finesse, assurance et, le cas échéant, perplexité à la fois ?) C’est le contrechamp d’un champ qui a duré et durera : pas seulement un champ de la chanteuse et du compositeur, du cinéaste : et même pas seulement dans le cadre de Ne change rien. Evidence d’affinités, partage de sensibilités, force d’une communauté. La fiction, c’est le mystère ? Champ contrechamp : le peuple fugace de Pedro Costa – pour qui le mystère est peut-être l’autre nom de la perplexité, dans le sens : je comprends par intervalles discontinus.
Philippe Lafosse
4 novembre 2009
domingo, 21 de fevereiro de 2010
Par Flavien Poncet, le 1er février 2010
L’œuvre d’art s’affranchit de la mort par l’acte de résistance prodiguait Gilles Deleuze. Serge Daney aussi défendait que deux des plus grands cinéastes, Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, ne fondent leur cinéma que d’une matière qui résiste. Pedro Costa, dans la filiation d’une telle tradition de l’art, revient dans Ne change rien avec un film qui lutte en tout point, contre la représentation convenue de l’art musical, contre l’idée insolite que le cinéma tient de la musique, contre l’exaltation euphorique des chansons. Cinéma d’opposition, ce n’en est pas moins un cinéma de tête, qui conduit l’idée inflexible que les films, dans leurs plus modestes moyens, peuvent encore se pencher sur la place de l’homme avec lui-même ou dans son décor. Alors que la Cinémathèque française vient de lui rendre hommage par une rétrospective complète, Ne change rien est sorti en salle. En filmant son amie Jeanne Balibar au travail, Pedro Costa, cinéaste contemporain colossal par le génie, se focalise à nouveau, après son documentaire sur Straub/Huillet, sur l’invention d’une matière artistique.
Se rendre au cinéma tient aujourd’hui encore de l’étrange miracle. Qu’y fait-on ? Rappelons-le : on paye un droit d’entrée pour venir s’installer sur un fauteuil et voir, entendre, penser ou juste sentir la danse raisonnée des ombres sur une surface plane et blanche. Le dispositif cinématographique, qui consiste à s’émouvoir du miroitement des illusions, conserve avec de la distance son étrangeté. Le dernier film en date de Pedro Costa, format long d’un court-métrage qu’il avait finalisé en 2005, renforce ce sentiment extraordinaire d’assister à une expérience insolite. Le premier plan délivre une troupe de spectres sous un ciel de projecteurs clairsemés ; des taches obscures et des trainées lumineuses dessinent les silhouettes des musiciens et de Jeanne Balibar en concert. Tout est là, à l’image, réduit dans un seul plan : le récit de Ne change rien, celui de Pedro Costa et de la troupe de musicien, sera celui des ombres qui travaillent au jaillissement de la lumière qu’irradieront les corps comme les œuvres qu’ils fabriquent. La fiction portera, joyeusement, sur l’éclosion d’entre l’obscurité d’une oœuvre artistique, à force de travail et de répétition. Suite à ce premier plan, dans lequel est interprétée une chanson qui porte Torture pour titre, apparaît en gros plan le visage de Balibar en studio d’enregistrement. Puis vient, en plan en pied, Rodolophe Burger, assis. Enfin, celui du bassiste, le corps vouté, l’air inconsciemment emprunté à Sal Manero chez Nicholas Ray. La scène est disposée, les personnages sont présentés. Comme dans le théâtre classique, comme dans la tragédie grecque, tous les rôles sont introduits avant que ne s’enclenche le fil de l’histoire. La grande contemporanéité du cinéma de Pedro Costa n’est pas irréductible à une certaine tradition narrative, renversant par là toute historicité téléologique et progressiste du cinéma. Ce qui compte n’est pas tant, comme chez Cameron –puisqu’il est plus que jamais d’actualité-, d’inscrire son œuvre dans une volonté, souvent bien vaine, d’innovations mais de reconduire au premier plan un sentiment de présence, depuis longtemps reclus dans le champ du documentaire. C’est ce qui fonde l’amalgame souvent prêté à Costa et qui voudrait qu’il est un auteur de documentaires depuis Dans la chambre de Vanda. Lui-même, avec Joao Bénard da Costa, ancien directeur de la Cinémathèque portugaise, dit détester le documentaire. Ces films s’accordent pleinement avec le régime de la fiction (avec ce qu’il a de façonné et de feint). Ne change rien n’y fait certainement pas exception.
Introduite et consentie dans les premiers plans, la fiction peut révéler son contenu. Sa nature est double. Bien que proférant son désintérêt pour le documentaire, Pedro Costa travaille un cinéma dont la qualité magistrale se révèle dès lors qu’il marie dans un même corps les os du documentaire avec la chair de la fiction. Glanant des instants du présent de Jeanne Balibar, Pedro Costa, avec sa monteuse Patricia Saramago, en articulent des bouts et agencent à sa façon pour dresser une fiction. La nature de cette fiction est ambivalente puisqu’on peut aussi bien la lire sous l’angle du documentaire (Comment la création artistique résulte d’un labeur harassant ?) qu’à travers une intrigue, qu’établit les paroles des chansons. Ami de Jacques Rivette, Costa, plus que jamais, rappelle que « tout film est un documentaire sur son propre tournage ». Dans l’ordre de la fiction, Ne change rien dispose les chansons pour former un lien narratif. Il dresse dans le même temps un portrait érotique de Jeanne Balibar. Les deux gros plans sur scène que lui consacre Pedro Costa, manifestant la sensualité de sa chevelure ondoyante, la caresse de ses lèvres sur le micro, son regard de femme fatale, le déhanché languide qu’elle chaloupe lorsqu’elle susurre en concert les mots de Johnny Guitar, tout participe à l’érection d’une divine idole. Comme dans sa trilogie de Fontainhas (Ossos, Dans la chambre de Vanda, En avant jeunesse), Pedro Costa attribue aux bagatelles la semblance des nobles choses. Déjà à Fontainhas, il était aisé de percevoir dans les corps des immigrés capverdiens des figures de Rembrandt, ou dans les visages des sœurs Duarte des portraits à la Vermeer. Dans Ne change rien, ce sont des peintures du début XVIIème du Caravage que proviennent les apparences de Jeanne Balibar, Rodolphe Burger et leurs musiciens. Sans que Costa ne cite consciemment le peintre, ce sont des figures de ce registre que le film déploie. Elles opèrent le même enveloppement des zones opalines dans le drap obscur des environs. On reconnaît dans Ne change rien ce qu’Adrian Martin, à propos du premier long-métrage de Costa, nomme le « whites that burn, blacks that devour », cette passion pour la carnation charnelle des corps et pour l’exaltation esthétique des figures.
Le premier charme que dégage le film provient de son noir et blanc ténébreux, travail d’un savant étalonnage. Similaire au travail accompli par William Lubtchansky chez Philippe Garrel, ce noir et blanc charbonneux laisse sur les visages et les corps la trace d’une ombre qui les emmitoufle. Et le blanc laiteux, iridescent qui se dégage de cette obscurité, n’est pas tant l’évanescence d’un corps qui vient s’échouer sur l’écran que le résultat d’un travail de fulguration. Si Jeanne Balibar paraît si somptueuse devant la caméra de Pedro Costa, au point d’atteindre la beauté d’une Gene Tierney, c’est qu’elle œuvre à son émergence à mesure qu’elle construit son album de musique. Le trajet parcouru dans le film la présente dans une obscurité quasi-totale avant de la laisser, quand s’achève la dernière séquence, sous une lumière blafarde. Entre temps, tout le film trace le trajet d’une progression dans la lumière. Cette visibilité progressive du corps de Balibar ne se formule qu’à la force de l’ouvrage. Costa explicite, non pas comme chez Sarkozy une idée que la quantité de travail est un ferment du gain, mais plutôt que la besogne est une nécessité vitale. Il ne s’agit pas de travailler plus mais de bien travailler. Pour cette raison, Pedro Costa revient à plusieurs reprises sur des séquences de répétition, dans lesquelles se dégage le souci presque éthique de la qualité. Ne change rien répand cette idée que ce qui fait la qualité d’une œuvre, ce n’est pas son prestige final mais la somme de travail qui l’a conduit. Des albums de Jeanne Balibar, nous n’entendrons rien dans le film, seulement ce qui les a précédé (les répétitions et les enregistrement) et ce qui les a suivi (les concerts en tournée). Même lorsqu’elle livre sur la scène le sel de son travail pour Le Périchole d’Offenbach, Costa ne nous montre rien, reléguant le tout en hors-champ. Or lorsqu’elle répétait avec son professeur de chant, son buste au travail, parfois exaspéré de toujours reprendre, est plein cadre. A la saveur du produit artistique, Costa substitue la besogne du temps de la répétition ou la déformation lors des concerts. Déjà Costa, dans Casa de lava, marquait son désintérêt pour la rentabilité des produits culturels. Il y faisait prononcer par un de ses personnages, Bassoé : « Mais la musique ne tue pas la faim. Elle ne tue pas la misère. Elle ne tue pas les larmes. La musique est une chienne, une mauvaise patronne… Un homme a besoin de sa paye. Quand il travaille, c’est sa consolation. ».
Le personnage poursuivait en disant : « C’est bon de jouer à deux mais, à trois, c’est mieux. ». Le travail, tel qu’il prend forme dans le film, n’est pas celui renfermé d’un Cavalier ; il ne s’accomplit que dans la cohésion d’une communauté. L’une des plus grandes influences de la méthode de Costa ne provient ni de Ford, Tourneur ou Straub, qu’il mentionne souvent, mais de Yasujiro Ozu dont il aime et reprend sa « croyance qu’une table et trois types sont le cinéma. ». Ne change rien, comme depuis toujours chez Costa, construit un espace dans lequel naît un peuple, un populus, cet ensemble d’êtres qui habitent un même espace. Les cadrages et les raccords entre eux investissent trois espaces : celui de la scène (sur laquelle s’ouvre le film avant d’y revenir à maints endroits), celui du lieu de l’enregistrement (studio ou grenier à Sainte-Marie-aux-Mines) et celui du plateau de théâtre (sur lequel se joue La Périchole d’Offenbach). Entre ces lieux dans lesquels Costa tisse du lien entre les personnages, par la durée de ses plans et par les évènements qui s’y produisent, s’infiltrent deux plans irréductibles aux autres espaces du récit. Ce sont le gros plan de Jeanne Balibar en répétition d’« En avant, en avant soldat » de La Périchole et le plan de demi ensemble de deux vieilles femmes à Tokyo dans un coffee. Le premier, comme un gros plan bergmanien, suspend sa connexion avec l’espace, et le second, en tant qu’il rompt par ce qu’il filme avec l’ensemble du film, se distingue de l’espace des musiciens. Ces deux plans exceptionnels agissent comme des étapes dans la progression du film vers la splendeur. Ne change rien, titre incongru puisque tout dans le film procède au mouvement, en tant qu’il succède à la trilogie de Fontainhas et en tant qu’il renvoie fortement à Où gît votre sourire enfoui ?, apparaît comme une nouvelle direction ou une parenthèse -les prochains films de Costa nous le dirons- dans laquelle plutôt que saisir l’empreinte de ce qui disparaît, il est question l’inscrire la progression d’une naissance. Après avoir archivé l’effacement d’un quartier, Costa consigne la création d’une œuvre. Ce goût de la renaissance était déjà présent auprès de Vanda, Straub, Huillet ou Ventura, mais il trouve ici sa plus sensuelle image.
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terça-feira, 16 de fevereiro de 2010
Fiction de l’esprit ou réalité hasardeuse, l’entretien avec Pedro Costa a rejoué les arrière-fonds sonores bruyants de ses films, composés de claquements de portes lointains, de brouhahas extérieurs, de jaillissements sourds et de bruits incongrus. Sans aucun dogmatisme ni ton péremptoire, Pedro Costa a commenté son œuvre de cinéaste de sa diction patiente, avec une acuité et une sollicitude singulière. Pour commenter Ne change rien, le cinéaste a évoqué ses précédentes réalisations, depuis Dans la chambre de Vanda (2000). Il en résulte autre chose qu’un entretien qui explicite l’ouvrage de réalisateur, davantage qu’une confession sur les sources d’une esthétique, une réflexion profuse sur une certaine poétique du cinéma.
Fin de séance : Dans Ne change rien, vous vous écartez du quartier de Fontainhas pour filmer un travail d’invention d’artistique, ce que vous aviez déjà fait dans Où gît votre sourire enfoui ? Hormis votre admiration pour la musique de Jeanne Balibar, qu’est-ce qui vous a poussé à vous éloigner du quartier pour filmer son travail et celui de Rodolophe Burger ?
Pedro Costa : Il se trouve qu’on avait moi et Jeanne un ami très proche -d’ailleurs un garçon qui faisait le son avec moi de La chambre de Vanda- qui est mort, qui était français, qui habitait Lisbonne et qui tournait aussi en France. Il a fait beaucoup de films avec Jeanne, des films d’Amalric et de Laurence Ferreira Barbosa. C’est lui qui m’a un jour passé le disque. Je crois que c’était pendant le tournage de Vanda qui a été très long. Un jour, il m’a donné ça et il était très enthousiaste. C’est un disque qu’il aimait beaucoup. Et puis il m’a dit comme ça : « Ce serait bien de faire quelque chose avec Jeanne, d’ailleurs comme elle sort un disque. ». Il voulait faire des clips, je crois que c’était ça l’idée. Jeanne avait l’idée de demander à des cinéastes de faire chaque chanson pour faire un clip ou un DVD. Chose qu’on n’a jamais fait. Mais il se trouve que j’ai rencontré Jeanne, que je ne connaissais pas, à Marseille, dans un festival de cinéma. J’étais au jury et elle était ma présidente du jury. On a passé une semaine, dix jours ensemble. On a beaucoup parlé des films qu’on voyait, de musique et on a découvert beaucoup de chose qu’on aimait tous les deux. Elle était à ce moment très partagée. Je crois qu’elle aime beaucoup la chanson, le théâtre, le cinéma, écrire, plusieurs choses. Je crois qu’à ce moment là, elle détestait un peu les conditions de tournage des films longs. Et donc elle était un peu curieuse de ma façon de tourner avec des très petits moyens. On a parlé de tout ça et donc je pense que j’ai eu cette envie de réécouter le disque. Juste après ce festival, elle m’a appelé. Elle me disait : « Je vais faire un concert à Paris. ». Il se trouvait que moi j’étais à Paris et j’ai réussi à faire venir aussi Philippe, qui était ce garçon, Philippe Morel qui faisait le son. Et c’est la première chose qu’on a faite, on a filmé un concert. Et après ça s’est fait petit à petit, y avait pas l’idée d’un film. C’était vraiment juste pour Jeanne, qu’elle enregistre, archive ce qu’elle fait en concert. Offrir quelque chose avec une image intéressante et un son fait par Philippe, quelque chose à peu près propre, pas trop mauvais. Y avait que ça, y avait pas de contrat, y avait pas de plan pour faire un film. Et après c’était juste comme ça, tous les six mois, puis elle m’appelait. Philippe disait : « Elle va chanter. Elle va faire un concert peut-être, on pourrait filmer. » Et donc on en a fait trois ou quatre. On partait, on filmait le soir, juste le temps du concert. Je n’ai jamais tourné d’autre chose, c’est à dire des choses qu’on voit tout le temps, comme des trains, des groupes qui se reposent, les bars, des choses avant le concert, le backstage, tout ça. J’ai juste le temps des concerts. Peut-être, le moment où j’ai pensé vraiment que ça pourrait donner quelque chose, c’était juste après la mort de Philippe Morel. Jeanne m’a dit qu’elle allait écrire un deuxième disque, qu’elle allait se préparer, préparer avec Rodolphe Burger, les autres musiciens, qu’ils allaient essayer de répéter une chanson. C’était la première fois où il y a eu l’idée. Et là j’ai pensé venir et m’installer avec eux. Ca devait durer cinq jours, une semaine. Et donc j’ai organisé très vite un ingénieur du son et un autre garçon pour aider un peu à la caméra et la lumière. On est parti les trois. Ils répètent toujours chez Rodolphe, en Lorraine, à Sainte-Marie-aux-Mines. Je crois que c’est sa maison d’enfance. Il a installé un studio. C’est ce qu’on voit dans le film, où ils enregistrent. On a passé les cinq jours à tourner les répétitions. Ils étaient là haut, à chercher les accords, des sons, des timbres et nous en même temps, on cherchait, moi je cherchais des cadres. Le film sur les Straub faisait presque la même chose, c’était des gens qui cherchaient. Après ces cinq jours de tournage, Jeanne a fait d’autres choses, une mise en scène d’Offenbach. Je me suis dit que ça pouvait être intéressant Offenbach. Je ne connaissais pas du tout. On est venu. Ca c’était filmé à Aix, c’était le festival d’Aix. J’étais là avec un garçon pour le son, on a tourné juste trois jours. Et là c’était marrant parce qu’Offenbach, ça se mélangeait très très bien avec les chansons pop. Et tout le travail que Jeanne faisait pour cet opéra, un travail de chant vraiment, quelque chose d’un peu plus technique, c’était, disons, le bloc, le moment qui manquait. On avait les concerts, les répétitions, la recherche et après on avait ça. J’étais pas encore sûr. Puis j’ai fait d’autre chose entre temps. J’ai fait un film, j’ai fait des courts-métrages. Un jour je me suis décidé à regarder tout ça et puis à essayer de voir s’il y avait des choses, j’ai tout regardé. J’étais après avec une fille avec qui je monte mes films (Patrica Saramago), on s’est dit que c’était peut-être possible. On avait même l’idée que ça allait se faire très vite. Évidemment que non, comme toujours, on a passé beaucoup de temps, cinq mois de montage. Parce qu’en même temps, ça a été très très difficile techniquement. Le son, notamment. C’est toujours très difficile techniquement de faire un film avec de la musique pour des questions de raccord. Les coupes sont très très délicates. Ca a été long. Tout ça pour dire qu’il n’y a jamais eu d’idée comme ça au début, y aura un film, un long métrage, un travail artistique, musical, etc. C’était une série, en crescendo presque, d’envies de ma part et aussi de la part de Jeanne et des musiciens. Parce que vraiment aux répétitions, on se sentait un peu frères des musiciens. On était plus ou moins invisibles, on était trois. Eux, ils étaient parfois cinq, normalement quatre mais on faisait vraiment partie de la même chose. C’est le travail. En apparence, c’est très très différent des autres films mais en effet non parce que c’est les mêmes conditions que j’ai au quartier parfois. J’essaie de créer au quartier des choses qu’on ne voit pas dans les films. Elles commencent toujours un peu comme on les voit dans ce film, c’est à dire moi et les acteurs qui ne sont pas acteurs. On est toujours en train de chercher quelque chose. Un film comme Dans la chambre de Vanda, c’est aussi un labo, elle cherche des choses aussi, comme les Straub. Elle cherche des souvenirs, elle cherche des sentiments, des paroles. Mais pour nous, ça fonctionnait comme un labo, moi et elle. Moi je cherchais une lumière. Pour ça je me sens plutôt à l’aise, je me sens mieux comme ça que sur un tournage, que j’ai abandonné depuis longtemps, où tout est déjà réglé, déjà trouvé. Sur un tournage normal, on pense chercher mais mon expérience s’est avérée un peu triste.
Fin de séance : Vous filmez en grande partie de remarquables figures féminines. Jeanne Balibar, dans Ne change rien, devient l’égale de Clara (O Sangue), Mariana (Casa de lava), Tina, Clotilde (Ossos/Juventude em marcha), Vanda, Danièle Huillet ou même de la mère dans Tarrafal. Comment expliquez-vous votre goût prononcé pour les forts personnages féminins ?
Pedro Costa : C’est pas très bien de dire ça mais le cinéma c’est un peu… c’est pas un art hétérosexuel mais presque. Y a des femmes. Les femmes sont une partie importante de l’histoire du cinéma, de fascination. C’est pas de l’improvisation mais c’est vraiment un travail de recherche. On cherche tellement et on voit. Ca se passe pendant le film, ça se passe avant et ça continue après le film avec Vanda, Danièle Huillet ou mêmes les autres actrices qui sont venues d’autres films, peut-être un peu moins. J’aime bien ce moment un peu fragile où on ne sait pas très bien ce qui s’élabore. C’est plus flagrant dans les films de Bresson. Parce que dans Ne change rien c’est comme si on avait le résultat final, c’est aussi la répétition de cette chose qu’il faut maintenir. Ce qu’on voit, Vanda ce qu’elle fait aussi, c’est vraiment chercher en soi quelque chose qui peut-être parfois n’apparaît pas, ne vient pas, les souvenirs ou les sentiments. Et ça on le filme, on le filme et on le garde. J’ai vu un documentaire sur Chaplin, il y a très longtemps. C’est un peu la même chose. Mais ça c’était quand la pellicule était moins chère, elle était déjà chère mais on pouvait faire ça et lui il pouvait faire ça. Il tournait tout le temps, c’est à dire il tournait les répétitions, il filmait tout. C’était pas une méthode théâtrale ou on répète à table, on répète sans caméra et après on fait les plans. Lui il tournait tout le temps, donc les accidents on les voit. Parfois il gardait. Les accidents, les fautes, les erreurs, le travail, tout. Donc c’était vraiment -j’allais dire très mécanique- très chiant. Il filmait tout le temps, de neuf heure du matin jusqu’à la fin. Et moi je fais un peu la même chose, je peux le faire parce que c’est pas cher. Et ce que je filme c’est un peu ça, c’est des gens qui sont en face de moi et qui cherche, y a pas d’autres mots, à la manière de Jean-Marie [Straub]. Evidemment, il y a toujours des lignes, des directions qu’on pressent, qu’on impose mais très très peu pour Ne change rien. Parfois je demandais qu’il répète encore. C’est marrant parce qu’ils trouvaient que musicalement, ils étaient bien. Moi je demandais encore deux ou trois prises. Parfois c’était moins bien que ce que je demandais. Ils arrivaient à une forme qu’ils trouvaient enfin correct et quand je demandais encore une, deux, trois fois, ça ne marchait pas ou ils trouvaient d’autre chose. C’était un peu les provoquer, susciter d’autre chose. C’est la même méthode que pour Vanda. Tout ça pour dire qu’il n’y a pas un scénario qu’on fait et qu’on tourne. Parfois une prise donne l’idée d’autre chose. Quand je parle de prise, je parle d’une heure de cassette. Pendant une heure, il se passe beaucoup de chose. Parfois c’est juste ce qu’on veut, c’est les trois secondes du milieu, de cette cassette d’une heure. Alors on fait encore une heure pour retrouver ces trois secondes, voilà…
Fin de séance : Vous êtes, je le crois, un cinéaste de l’amour. Alain Badiou dans son ouvrage « Eloge de l’amour » nomme la relation amoureuse la « scène du Deux ». Il appelle cela ainsi car pour lui, l’amour se construit à deux, à trois (comme chez Ozu) pour édifier une vie sur la durée et à l’échelle d’une communauté. Dans les films que vous réalisez, cela se sent très fortement, vous semblez entretenir une relation puissante et amoureuse, à l’instar de Godard. Comment expliquez-vous cet élan pour ce que vous filmez ?
Pedro Costa :Une chose est sûre, pendant les tournages, il y a un régime d’intensité qui est très différent. Je parle là des gens avec qui je tourne plus souvent, des gens du quartier. Quand on tourne y a des affects. Y a un degré de puissance des affects, positif ou négatif, qui est énorme. Sur le tournage, peut-être plus là-bas, c’est peut-être encore plus violent -je dis violent, pas au sens péjoratif-, plus puissant qu’ailleurs, que dans d’autres milieux. Je ne sais pas, je ne pense pas beaucoup à ça. Je crois que les cinéastes ne pensent pas beaucoup à ça. Mais dans ces tournages, c’est mélanger amour, peur. La peur est très présente, tout le temps, que quelque chose disparaisse. J’habite un quartier où les gens qui vivent sont toujours au bord d’une disparition réelle, d’un effacement. Je pensai quand j’allai au quartier avant, maintenant c’est plus stable, j’étais jamais sûr que Vanda, sa sœur ou sa mère ou sa maison seraient là. C’est des lieux propices à la disparition. C’est banal, c’est naturel la mort. On ne sait jamais, maladie mélangée accident mélangé cas de police mélangé cas psychologique. Y a toujours un mystère. Pas un mystère romanesque mais ce genre de mystère très très banal. Ca c’est la société d’aujourd’hui qui fait que si t’as pas beaucoup d’argent en poche, si tu vas pas bucher tout le matin, tu peux pas vivre. C’est peut-être ça qui fait que mes tournages, enfin mes préparations tournées ou filmées sont pleines de cet espoir d’une rencontre, de trouver quelque chose par le film. C’est donner beaucoup de chose, donner la parole à beaucoup de gens. C’est toujours très impressionnant de gravité pour moi. Je dis toujours : « Je ne serai pas capable de faire ça ». C’est pas le même sentiment que de tourner avec les acteurs : « Plateau, bonjour, caméra, acteur, bon tu te mets là, tu viens, tu dis bonjour, etc… » Ca a rien à voir. J’ai expliqué plein de fois que c’est beaucoup plus les choses qu’on ne tourne pas qui compte, les jours où on ne tourne pas, où on doit faire des choses, où on doit aider quelqu’un à chercher quelque chose pour trouver un papier d’assurance, un médicament, n’importe quoi. On a cette liberté qui est un peu plus proche d’un tournage un peu moins officiel, moins fonctionnaire. C’est pas que ce soit moins chiant mais en même temps on peut se permettre le luxe de ne pas tourner parce qu’y a quelqu’un qui ne va pas bien. Parfois ce n’est pas l’acteur, ce n’est pas Vanda qui se sent mal, c’est sa mère. Elle est pas bien et donc on ne tourne pas. C’est des sortes d’amour ou d’affect. Je crois qu’y a plus des fantasmes ou des fantômes d’amour du cinéma, « J’aime le cinéma » ou des T-shirt « J’aime le cinéma » ou « J’aime les acteurs ». Nous, y a pas ça. On est tellement loin du cinéma. Eux ça devient plus terre à terre, c’est vraiment banal. Et je crois que ça, ça fait tout. Pas avoir d’argent, ça fait tout. Ce n’est pas souvent. On a filmé certaine chose parce qu’on n’avait pas la force, la conviction que 500 euros peuvent acheter un truc meilleur que ce qu’on a. Ca peut rien dire les histoires de budget. C’est aussi terrifiant parce que ça te force à une concentration vraiment gigantesque. Tout ce qu’on sait c’est qu’il faut faire cette scène. Il faut une concentration, comme disait Straub, une espèce de réduction des choses sans être trop minimale. Ce serait une concentration où tu sentirais que les choses manquent, donc ça doit venir inévitablement des gens, du rapport que tu as avec les gens. Ce n’est pas les décors, ce n’est pas la lumière, tout ça c’est l’ensemble. Moi j’ai eu de la chance parce que c’est des gens qui croyaient beaucoup, qui ont compris qu’on pouvait faire des films là-bas. Ce ne sont pas des films à production mais au fond, pour nous, ça devient un peu ça. J’ai évité cette histoire d’amour de façon élégante mais je crois que c’est ça. C’est à dire que c’est vraiment très très grave. Si on rate, c’est beaucoup plus grave que sur un tournage. C’est beaucoup plus grave quand on n’a pas l’argent. Quand on a rien, c’est beaucoup plus grave. On est tous très responsables, devant et derrière la caméra. Avant j’avais pas ça, y avait des responsables pour tout, séparés, spécialisés. Si on rate quelque chose sur un film à nous, on est un peu dépassé. C’est plus familial, c’est plus mafieux presque.
Fin de séance : Lorsque vous tourniez à Fontainhas, vous vous rendiez tous les jours dans le quartier, abordant l’œuvre de mise en scène comme un travail quotidien. Pour Ne change rien, les séances de tournage étaient plus dispersées. Comment avez-vous abordé ce rythme-là ?
Pedro Costa : Les concerts, disons que c’était des moments comme des castings. C’était des moments que je ne considérais pas vraiment. D’ailleurs, je me demandais si ça allait passer. J’ai hésité beaucoup pour les concerts. J’ai fait des choses différentes dans les concerts, très proche, très loin, je cherchais de partout. Finalement quand je me suis décidé à monter deux, trois choses de concert, j’ai laissé le point de vue le plus proche de celui d’un public, des gens derrière presque. Ca c’était des figures obligatoires, comme une gymnastique. Pour le reste, il n’y avait vraiment pas de différence. Les séances de tournage étaient séparées dans le temps mais c’est peut-être bien aussi. Pour les autres films aussi, on tourne tous les jours, six jours par semaine, du lundi au samedi mais on refait beaucoup de choses. Depuis toujours dans les films de Fontainhas, on peut faire un plan, une scène, lundi, janvier et après refaire le même plan en avril, juin parce que cette chose là qu’on a filmé devient différente. C’est le film Ne change rien cette histoire : différence, répétition. J’ai filmé beaucoup de choses dans la chambre de Vanda que j’ai pas inventé, que j’ai pas crée, c’est juste que j’ai vu et que j’ai un peu répété après avec les gens. On a tourné cette chose, on l’a reproduite d’une autre façon que dans la vie. On a une part un peu de réalité, pas de fantaisie. Donc, moi je la filme parfois, cette chose, deux, trois fois avec des petites variations. J’ai filmé des morts, enfin des gens qui étaient là et après n’y sont plus. Il y a quelqu’un qui vient et qui dit : « Il est mort. ». C’est à dire j’ai filmé un truc où il est question de la mort de quelqu’un et trois mois après, c’est la même chose, et alors je reviens à cette histoire. C’est quelqu’un d’autre mais qui a des liens avec le film. Et trois mois après il y a un autre et après un autre. J’ai tout filmé et après je choisis. C’est presque comique. Enfin c’est tragique, tous les morts sont différents, les sentiments sont différents. Ne change rien n’est pas très différent. Dans les moments de répétition, les moments d’opéras, ce sont les petits changements qui font les différences. Comme le film sur les Straub.
Fin de séance : Constituez-vous un carnet de notes rempli d’images et de textes pour chacun de vos films comme ça a été le cas pour le tournage de Casa de lava ?
Pedro Costa : Non. Là je l’ai fait sûrement parce que j’étais moins sûr, je crois. C’était un rêve de faire une espèce de remake d’un film que j’aimais beaucoup, qui est le fameux film de Jacques Tourneur. Il y avait plein de choses tangibles, de références à d’autres films, des visages, des couleurs, plus des histories qui avait à voir avec mon projet, qui avait un peu à voir avec Tourneur, qui avait beaucoup à voir avec le pays où on tournait. C’était un truc politique, que j’ai fait. Et après, le carnet c’était pour me protéger encore. Aujourd’hui, j’ai perdu ça. J’allais dire j’ai pas le temps mais c’est pas vrai. En quelque sorte j’ai pas le temps parce que vraiment y a beaucoup de choses à faire pendant le tournage, donc j’ai pas le temps. En dehors des tournages, je suis en temps réel avec les quartiers, très très vif, très triste. Ca ne me laisse pas beaucoup de temps pour faire de l’art comme ça, pour délirer un peu avec le carnet. Je prends mes notes pour ne pas oublier l’histoire de Madame je-sais-pas-quoi ou quelqu’un que j’ai vu. Il faut parler avec lui, chez lui et c’est tout, des brouillons de petits dialogues. J’entends, c’est vraiment très très peu. Avant, j’étais à l’origine des choses que j’ai trouvées après en microscopique. J’étais à l’origine de plus de monde et y avait beaucoup plus de fascination pour moi. La fascination a changé et est devenue autre chose, de l’amour. Peut-être que c’était moins vrai à cette époque. Maintenant, c’est différent.
Fin de séance : Avez-vous filmé Ne change rien avec le même matériel technique qu’à Fontainhas ?
Pedro Costa : Oui. Enfin c’est juste la caméra qui était utilisée pour Vanda. Celle-là était une des premières petites caméras Panasonic. Elle n’existe plus, je crois. Après j’en ai acheté une autre. Maintenant je vais changer. Il faut changer parce que ça va changer. Donc je vais acheter du HD ou quelque chose comme ça. Juste parce que tout ce qui est post-production, couleur, image, tout est passé en HD. Pour un prochain film en 35mm, c’est beaucoup plus en HD. Je dis ça mais je n’ai pas encore vu un film en HD qui soit très joli -j’aime pas dire ça. Mais bon faut le faire pour des questions techniques et pour le travail labo, etc.
Sinon, oui, c’est ça : caméra, pied et des systèmes lumières, même pour Ne change rien. Il y avait des systèmes de miroirs, vraiment des miroirs domestiques, des choses qu’on trouve sur place, même l’écran blanc qu’on voit –le cinéma-, il était là mais il était pas là comme ça. Il était un peu posé derrière des choses, ça nous a aidé pour la lumière, ça fait un reflet. On utilise les choses qui peuvent servir. Après, on fait toujours le son à part. Micro qui est aujourd’hui digital, enfin plus magnétique.
Fin de séance : Comment avez-vous décidé d’introduire ce plan mystérieux au Japon où deux vieilles femmes sont attablées à l’entrée d’un café, tourné, je crois, à proximité du tombeau de Mikio Naruse ?
Pedro Costa : Pas très loin. Il se trouve qu’on était au Japon. Jeanne faisait des concerts au Japon. Moi j’étais au Japon pour filmer. C’était la seule journée où Rodolophe, Jeanne et tout ça, ils ne pouvaient pas répéter ; Jeanne était à l’hôtel, Rodolphe se baladait et moi je me baladais aussi. J’avais la caméra, j’avais un sac de tourisme et je me suis baladé parce que quelqu’un m’avait dit : « Tiens je vais te montrer l’ancien quartier ouvrier de Tokyo. ». Il se trouve que dans ce quartier, il y a l’un des plus beaux cimetières de Tokyo et il se trouve qu’il y a des gens comme nous. Je me suis baladé. Je n’ai rien filmé au cimetière. Je n’ai pas filmé la tombe ou des trucs comme ça. Après, il y avait ce café juste en face, il faisait très froid. J’y avais bu un café. Il y avait des dames au milieu et je me suis dit : « Il faudrait peut-être que je filme quelque chose ». On est à Tokyo, on filme des concerts dans une salle et, c’est la, je crois, la seule chose que j’ai tournée seul. Ca a duré longtemps, c’était assez impressionnant parce qu’on était dans un café de trois mètres. C’est très très petit les cafés à Tokyo. Elles étaient très proches. J’ai bu des cafés, cinq je crois. C’était évident qu’elles ne parlaient pas anglais. Donc il y avait ce moment qui était un peu pour moi. Elles savaient que je filmais. Elles regardent la caméra, elles me regardent moi. Et après au montage, c’est le seul plan –aujourd’hui qu’on appelle vide- sans Jeanne, sans Rodolphe, sans les guitares, sans rien. Je me suis dit : « Pourquoi pas ? ». C’est quelque chose de très très bizarre, mystérieux mais qui est là pour dire qu’on est au Japon. On m’a souvent demandé : « Qu’est-ce que c’est ce plan ? ». C’est pour dire qu’on au Japon. Quelque part dans le film, tout d’un coup, on est au Japon. C’est pas du tout des hommages à Ozu ou je sais pas quoi… On a aussi reconstruit un peu le son, on a trafiqué beaucoup le son, le son du café. Je l’appelle un plan vide… il y est toujours 4h20… et ça sera toujours 4h20.
Fin de séance : Pour Dans la chambre de Vanda vous aviez 160 heures de rush, 340 pour En avant, jeunesse. Combien d’heures avez-vous enregistrez pour Ne change rien ?
Pedro Costa : Moins, beaucoup moins. Quatre-vingt dix je crois, un peu moins quatre-ving six. Moins parce que j’étais pas sûr au début de cet idée de faire un film de musique avec musique, beaucoup de musique. J’étais assez inquiet. J’étais pas à l’aise. C’est pas mon monde. Et d’autre part, on sait qu’il y a des films concerts hollywoodiens, avec Bob Dylan et des choses comme ça, ou tout est pareil. Moins bien, parfois très bien. Si on tourne avec Dylan, ça sera bien parce qu’il est tellement formidable qu’il y aura toujours une banque d’archives, des documents. Bon, c’est toujours 400 caméras pour un concert, c ‘est toujours le morceau où ils vont en taxi ou en train, y a toujours un entretien, c’est toujours la même chose. Donc, comment s’en sortir ? Tout ce que je connais qui pourrait être proche, c’est les films de Godard. D’ailleurs deux, le film avec les Stones et des moments de Soigne ta droite. Vaguement, un autre film qui est très différent, de Robert Frank avec les Stones aussi. C’était des choses comme ça, dans le même objectif de Godard, surtout le One + One. C’est des films assez tristes. Je dis pas que Ne change rien soit triste mais on sent une mélancolie. C’est pour ça que j’ai pas beaucoup filmé. Ce qui avait à filmé, a été filmé. Des digressions, des choses à côté. Je voyais rien qui m’intéressait. Il n’y avait rien d’autre pour moi à tourner. C’est pour ça que je savais pas si le film allait tenir, si ça serait suffisamment intéressant pour être un tout petit peu différent des autres films de musique.
Fin de séance : Vous avez arrêté de tourner quand vous avez eu l’impression d’avoir eu une bonne récolte comme disait Straub ?
Pedro Costa : Même pas ça. On a fini avec l’opéra c’est la dernière chose qu’on a tourné. Quand on a fini ça, on partait : « Adieu Jeanne, salut, au revoir ! ». On pensait : « Bon, ça va continuer pendant six mois, y aura autre chose. » Non, je me suis décidé comme ça. Un jour, j’avais rien à faire et je me suis dit : « Peut-être, c’est le moment de sérieusement voir s’il y a quelque chose. ». J’ai eu le sentiment que ça pouvait faire quelque chose de pas très original mais un peu différent. Dans cette matière, il y avait des signes. C’était les paroles des chansons de Jeanne, c’était l’opéra, ce que l’opéra chante et ce qu’on entend de ses personnages et l’ambiance de ce moment de répétition. Tout ça me disait que ça va vers une espèce presque de fiction. Quand ils commencent à répéter ou à penser, on voit bien qu’ils sont inquiets et ça marche pas très bien. Un peu comme les Straub. Moi, j’ai toujours le sentiment qu’ils deviennent des personnages de fiction. Genre les bandits, le méchant, comme les westerns ou autre chose. Donc c’était ça, c’était pour dépasser un peu le simple document, si vous voulez. Comment faire une chanson, comment couper un plan dans le cadre des Straub. Parce que dans les Straub y a plein de digression poétiques qui sont presque des élans de fiction. Du genre « est-ce que c’est vrai ou pas ? ». Plein de gens me demandent ça. Comme pour Vanda. Vanda, quand c’est sorti, tout le monde me demandait : « Mais est-ce que c’est vrai tout ça ? Elle vit comme ça ? Est-ce que c’est vrai ? Vous avez composé beaucoup ? » Et les Straub aussi. Parfois je me demande : « Est-ce que tout ça a existé ? ». Et de plus en plus. D’ailleurs, le film sur les Straub, c’est fait comme ça un peu, il y a un côté fiction scientifique, science-fiction. C’est un labo, c’est une machine très étrange. Les gestes de Vanda, c’est aussi très très bizarre. Beaucoup de monde me demande : « Mais qu’est-ce qu’elle fait avec l’annuaire des téléphones ? » parce qu’elle passe sa vie à gratter. Comme pour ce film, il ne fait jamais jour, c’est pas très très calculé mais un tout petit peu. Y a un côté peut-être onirique ou de science-fiction dans tous mes derniers films. J’aime bien cette création d’un espace, pas étrange mais qui est hors du temps et de l’espace. On ne sait jamais si on est dans la chambre, dans une rue, à l’extérieur, s’il fait jour. Dans ce film, c’est très très marrant, il y a deux, trois plans, pas plus, du bassiste. Il a vu le film et il m’a dit : « Je suis vraiment comme ça ? ». C’est exactement le cliché du personnage du petit garçon angoissé dans les films de Nicholas Ray, qui est là, très très poli, jamais sûr, il dit jamais rien et un jour il va exploser. Tout ce qu’on a filmé de lui, c’est ça. Pourquoi est-ce qu’il est comme ça à l’écran ? Il était intimidé par nous ou est-ce qu’il est comme ça ou est-ce que c’est la construction du film, de l’espace ? Bien sûr, c’est tout ça mais aussi la façon dont on a assemblé les choses. Un regard de Rodolphe ou un truc de tête de Jeanne, il vient après, il devient très très fragile. C’est construit. Ca devient des personnages.
Fin de séance : Avec vos quatre-ving six heures, comment avez-vous procédé avec Patricia Saramago (monteuse de Dans la chambre de Vanda, Où gît votre sourire enfoui ? et 6 Bagatelas) pour dégager la trame d’une fiction ?
Pedro Costa : Il y aura des gens qui n’aimeront pas ça, enfin qui diront toujours qu’on est dans une vérité documentaire. Moi, ce que je sentais avec Patricia c’était de faire des agencements, surtout par rapport aux paroles des chansons. Ca aidé à construire Jeanne ce que racontent les chansons, sur un cauchemar, comme Torture. Elle domine et en même temps elle est complètement catastrophique, sentimental si vous voulez. Ca je connaissais un peu. Ca m’attire un peu les femmes comme ça. Et je sentais que toutes les chansons pourraient construire à faire cette apparition, que Jeanne devienne juste un médium, juste une tête de femme avec un corps de femme et qu’autre chose pourrait apparaître. C’est un peu L’Exorciste, là… Moi j’aime bien les films d’horreurs parce que c’est ça qu’il faut, c’est bien. Y a autre chose qui apparaît. Moi je trouve, et Jeanne aussi, qu’elle est très très différente des autres films. Après ce film-là, j’ai regardé des bouts de ses précédents films. De Jeanne j’avais vu des films de Rivette, d’Amalric tout ça, mais j’avais pas vu les films parfois commerciaux. Elle est très très différente, même physiquement. Je ne trouve pas que c’est mieux ou moins bien mais c’est très différent. Elle est un peu perdue. Ca, je crois qu’elle a bien aimé.
Fin de séance : A mon goût, Ne change rien sidère grâce à son clair-obscur franc qui évoque parfois le caravagisme. Mais, comme toujours chez vous, depuis O Sangue, ce soin porté à l’image ne néglige pas pour autant le son. En faisant un film sur la musique, vous avez dû être confronté aux questions de rythme sonore. Il y a parfois des ruptures dans le son, lorsqu’on passe d’une répétition à une séquence de concert. Comment avez-vous abordé cette question du rythme au montage ?
Pedro Costa : Moi, je crois qu’à un moment, je l’ai dit à Jeanne d’ailleurs, j’ai pensé le film non pas comme un réalisateur mais plus comme un producteur de disque. « On va faire un disque tous les deux. Qu’est-ce qu’on va faire ? Ca sera quoi la première chanson ? la deuxième ? ». C’est comme si c’était un disque qu’on tournait. A et B ; quelle est la chanson qui finit le A ? Donc, ça veut dire qu’y avait beaucoup de chansons, des chansons des deux disques de Jeanne que j’ai choisi. J’ai choisi mon disque de Jeanne et de Rodophe comme un peu un producteur. J’aimais moins certaines chansons ou je les aimais moins parce qu’elles ne servaient pas cette ligne de fiction, parce qu’elles partaient ailleurs, elles parlaient d’autre chose. Ce montage était parfois très compliqués parce qu’en apparence on a l’impression que c’était comme ça la vie, c’était comme ça à ce moment là. Or pas du tout. Dans le film sur les Straub, ce que Jean-Marie disait, dès qu’il tournait son dos, Paf !, y avait une phrase qu’il avait dit quatre mois avant. Donc, beaucoup beaucoup de traficotage, de manipulation. Et pour ce film aussi. Dans les moments plus solitaires, Jeanne et Rodolphe ne sont pas du tout ça. Les moments de réflexion sont pas du tout ça. C’est très très très trafiqué à l’image, agencé pour construire des personnages, enfin quelqu’un qui regarde quelqu’un d’autre, ça produit quelque chose. Le problème, si c’est supposé être quelqu’un qui joue quelque chose, il faut que ce soit synchrone au moins. Comme pour le cas sur les Straub. Si on voit Danièle faire quelque chose, il faut arriver au moment où elle a l’air de faire cette chose. Et pour ce film aussi. Par exemple, quand Rodolphe fait l’accord ou quelque chose, il faut que ce soit synchrone. Pour en arriver là, c’est laborieux, compliqué et tordu. C’était comme pour le travail des Straub.
Je crois qu’il y a quelque chose de bien si on fait ça plus ça. On commence à tester, à essayer, à travailler ça. Et finalement, ou bien on l’abandonne ou ça résiste au film, on continue et on fait ça. C’est exactement le même film sur les Straub [Sicilia !] et c’est les Straub. C’est le moment où Danièle dit : « Y a un sourire dans les yeux de l’acteur » et Straub dit : « Il faut le garder, donc on va travailler ça. » Neuf minutes après, c’est Danièle qui dit : « Ah, taisez-vous ! Y a rien ! ». Ca c’est les cinéastes du réel et matérialiste. Parfois y a rien (rire). C’est qu’on joue avec le rien, les impressions, les sensations. Et là, ils courraient derrière une sensation pendant neuf minutes. Mais là où ils ont coupés, c’est là où ils pensaient qu’il y avait quelque chose. Ca devient un peu mystique, quand même parce qu’ils ont commencé avec un truc qui peut-être est là, on ne le sait pas. C’est un peu le cas dans Ne change rien, c’est aussi vague parfois. Ils semblent se parler, sans parler. Ces deux chansons vont se répondre et donc on met les blocs comme ça mais on sait jamais. C’est très fugitif tout ça, très fragile. Moi, je suis jamais sûr que c’est là le moment juste. Après, on peut dire au spectateur de faire le reste.
Fin de séance : Il est magnifique de voir parfois dans Ne change rien comment les défauts du numérique, avec les pixels, persistent, résistent dans la transposition en argentique. Comment avez-vous conçu votre kinescopage ?
Pedro Costa : Il y a des gens qui, si c’est pas net… c’est comme une obsession de netteté, de définition… Moi, c’est peut-être le contraire. (rire) Quand c’est trop net, je commençais à sentir mal la chose. Mais j’ai pas fait d’effet ou on n’a pas cherché à flouter. On a juste corrigé ce qu’on veut. On dit normalement correction couleur. Dans Ne change rien, c’est pas que ce soit plus simple mais les paramètres sont différents, c’est juste le contraste, les blancs et les noirs et faut que ça tienne. On a passé trois, quatre jours à faire ça, au moins. Un film en noir et blanc, il devient cohérent beaucoup plus vite au niveau de la correction couleur. C’est en effet beaucoup plus simple de faire ça, c’est déjà très homogène. On passe beaucoup de temps à essayer. Après le passage en noir et blanc, on va pas essayer de faire quelque chose qui n’est pas là, ça se verrait. J’ai vu un film où c’est pas le cas. Il n’est pas tourné avec une petite caméra fragile mais il a tourné avec des moyens pas très importants. Ca se voit qu’il a retouché l’image. Il voulait revenir un peu en arrière, dans la netteté. C’est le film de Lars von Trier qu’il a fait maintenant [Antichrist]. Parfois, on a l’impression de Photoshop. On voit ce qu’il a éliminé, ce qu’il a mis flou et c’est évidemment fait après. Ca se voit que c’était pas filmé comme ça. Si on convoque une centaine de jeunes gens, que vous projetez La nuit du carrefour de Renoir, ils vont dire : « Ouh ! le son ! l’image, flou ! FLOU ! ». Et c’est un film fantastique qui est fait de brouillard et de flou. On se frotte les yeux, moi je me suis frotté les yeux pendant tout le film. Et c’est magique. On croit voir parfois des spectres. D’ailleurs c’est une histoire mêlant Straub et les fantômes… Avec Ne change rien, c’est pas vouloir faire ça mais c’est des sortes d’image comme ça.
- Entretien réalisé à Lyon, le 12 janvier 2010 par Flavien Poncet
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