En avant , jeunesse de Pedro Costa
Pás de géant
Par CYRIL NEYRAT
La langue anglaise a un mot pour nommer les oeuvres de l’ importance d’ En avant, jeunesse : milestone. Le français dirait faiblement «borne, jalon». Un monument, du haut duquel la vue se dégage sur le chemin parcouru et sur celui qui s’ouvre. En avant, juunesse est de ces rares films qui donnent la mesure de ce que peut le cinéma, à un moment donné de son histoire esthétique et de son évolution technique. Comprendre cette mesure nécessite d’ en prendre une autre : celle du pas de géant fait par Pedro Costa sur son propre chemin. On peut attribuer à deux événements la seconde naissance de Costa cinéaste. Le premier, c’est la découverte, au retour de tournage de son deuxième long métrage, Casa de lava, du quartier de Fontainhas, bidonville de Lisbonne où cohabitent un sous-prolétariat autochtone et une population issue de l’ immigration cap-verdienne. Le second, c’est la décision, pendant le tournage à Fontainhas d’ Ossos, le film suivant, de couper les projecteurs, de congédier une machine cinéma qui n’ y avait pas sa place: il tournera seul et en DV Dans la chambre de Vanda comme s’ il réinventait le cinema. En avant, jeunesse clôt provisoirerement deux séries, sélon que l’ on choisisse l’ une ou l’ autre origine : la trilogie de Fontainhas, aprés Ossos et Dans la chambre de Vanda, et celle des films eu DV, inaugurée par Vanda et poursuivie par Où Gît Votre Sourire Enfoui?, son documentaire sur Straub et Huillet au montage. Le pas de géant d’En avant, jeunesse n’est pas le même selon que l’ on considère qu` il fait suite à Dans la chambre de Vanda ou à Où gît…
La différence n` est pás tant celle du documentaire et de la fiction – Costa a depuis Vanda sauté au-delà de ce partage – qu` un changement de regard, de position du cinéast à l` égard des personnes et des décors filmés. La rupture de Vanda consistait à établir l` égalité de parte et d´autre d´une caméra instalée dans une frontalité affirmée, à hauteur d` yeux. Ventura, c`est autre chose: plus vieux, plus grand, plus lointain, plus mystérieux. En avant, jeunesse est né de cet écart, de l` humilité, de l` infériorité reconnue par Costa face à son héros. L` explication paraît courte? C`est pourtant un trait singulier du cinéma de Costa: que chaque film s` origine entièrement dans la vérité de la personne élue, ou électrice. Avant de diriger Ventura, Costa commencé par se laisser diriger par lui, à adopter la position que lui dictaient sa présence et son histoire: en contre-plongée devant un géant.
Forte et fascinante, Vanda restait une jeune femme avec un problème de drogue; le film égrenait les séquences au fil d` une chronique d` un quotidien sublime. Ventura est une legende vivante, En avant, jeunesse hausse le récit et la forme au niveau du mythe, de la parabole.
Les pás de géant est franchi dès le premier plan: dês meubles passent par la fenêtre s` écrasent dans la cour du Dernier des hommes.
Deuxième plan, une femme surgit de la profondeur obscure, un coucteau à la main, évoque sa jeunesse intrépide parmi les requins de l` océan capverdien, regagne les ténèbres son récit achevé. Le cocteau a le même éclat que celui de De la nuée à la résistance (Straub) ou que les sabres du dernier plan de La Patrouille perdue (Ford). Tournedisques, abat-jour orange, mappemonde à l` arrière-plan, les objets seront rares dans un film qui grandit leur préseuce triviale d’une aura magique.
On ne reverra plus l` etrange pythie au cocteau. Entre les deux plans, un abîme, une énigme, dont la solution será donnée par Ventura dans les minutes suivantes: Clotilde, sa femme, l` a chassé, a détruit tout seus meubles et ses affaires, les blesant à la main d` un coup de coucteau.
C`est le point de départ trivial du récit: une femme chasse un homme, le jette dans une errance domicile, entre les derniers restes du vieux bidonville et les logements sociaux neufs où la communauté est progressivement relogée. Le pás de géant, c`est la manière dont Costa convertit sans l` abolir l` errance d` un homme en voyage, d` un roi sans couronne dans la mémoire collective de son peuple abandonné.
Dès l` apparition de Ventura, un trouble est jeté quant à sa santé mentale, si ce n` est sa véritable identité, sa nature. Bete, chez qui il cherche refuge, qu` il appele sa fille, ne reconnaît pás son père en cet homme: «Ventura, tu t`es trompé de porte» Il insiste: plus jeune, il se trompaitde porte, de personne, «tout les portes étaient pareilles». Plus maintenant. Au fil de son errance, Ventura considere comme ses effants tous les jeunes gens croisés. Vanda ne le corrige pás, l` appele «papa» en retour. Dans un scène coçasse – En avant, jeunesse est aussi une comédie –, Ventura semble réaliser que sa «fille» Vanda est mariée à l` un de ses «fils», le taciturne ouvrier qui partage ses repas.
Dans la chambre de Vanda opposait nettement la famillie dês deux soeurs aux garçons qui, à tort ou à raison, pouvaient passer pour orphelins. C`est une dês frontières franchies par En avant, jeunesse, où la famille s` invente, se décrète, se mue en fiction de la communauté. Le pouvoir de Ventura de s` attribuer la paternité de ses «enfants» est l` équivalent dans le récit de celui du cinéaste à l` égard dês habitants du quartier. L` indistinction entre personne réelle, acteur et personagge repose sur le príncipe d` un décret d` incarnation. Costa affirme qu` à l` origine du film résonne une formule magique: tu resteras Ventura, mais tu seras aussi roi, prophète, patriache ou demi-dieu. En avant, jeunesse ressuscite la tradition d` un cinéma de l` incarnation magique: celui de Rouch, ou dês paysans ougandais en personnages d` Eschyle dans Carnet de notes pour une Orestie africaine (Pasolini).
Qui est donc Ventura? Un ouvrier cap-verdian, émigré à Lisbonne en 1972, ancien maçon ayant participé à la construction de la fondation Gulbenkian.
La séquence de la visite de Ventura au musée condense l` énigme du personnage: roi lorqu` il s` assied sur un canapé Louis XIV pour regarder un Rubens accroché au mur qu` il a peut-être érigé, immigré encombrant lorsqu` un de ses «fils», gardien du musée, le chasse à son tour en lui expliquant que les damnés de Fontainhas n`appartiennent pás à ce «monde ancien». Il se trompe: Ventura appartient aussi à ce monde ancien. La construction temporelle du film ne se laisse pás aisément déchiffrer à la première vision, mais il serait erroné, à la seconde, de distinguer nettement deux temps, un passé alternante en flash-back avec la continuité du présent. Certes, un bandeau ceignant le front de Ventura designe une série de séquences appartenant au passé – Ventura, fraîchement débarqué du Cap-Vert, vit dans une baraque avec son ami Lento et travaille au chantier de la Glubenkian.
Il y aurait donc d` une part le présent de l` errance entre l` ancien et le nouveau quartier et d` autre part le passe, en flash-back morcelé, du travail, de la lettre à la femme restée au Cap-Vert, de l` accident de Ventura et de la morte de Lento. Mais à quel temps appartient la séquence , vers la fin, où Lento ressuscité fait visiter à un Ventura sans bandeau une maison calcinée, où les deux amis, main dans la main, parlent des drames du passe et font des projets pour le présent? On a vu auparavant Lento mourir en toubant du haut d` un poteau d` électricité, on entend ici qu` il se serait jeté par la fenêtre , qu` il aurait mis le feu à sa maison. Hypoyhèses de douleur et de colère.
Cette séquence échappe au «présent» comme au «passe», invite à penser autrement la temporalité du filme t la nature des êtres qui le peuplent. Comme dans L`Année dernière à Marienbad, les personages sont des corps conducteurs d` hypothèses de récit, condensations provisoires et changeantes de multiples possibles, circulant entre des nappes de temps et degrés de monde qui ne se laissent pas ordonner selon le partage du présent et du passe, du réel et de l` imaginaire. Le hiératisme des postures et l` artificialité de la diction, la conception du personnage doivent à Resnais davantage qu` à Bresson. Le traitement sériel du récit et de l` espace les rapproche aussi: la plupart des situations sont répétées, les mêmes lieux reviennent, vennelle de Fontainhas ou portion de rue devant la maison de Bete, scènes identiques où se succèdent différentes combinaisons de personnages. Esthétique de la varation condensée dans la série de récitations de la lettre que Lento demande à Ventura d` écrire. A cette série répondent, en un écho ironique, les bégaiements du disque secoué par Lento, puis la reprise, live, par Ventura, de la même chanson révolutionnaire cap-verdienne.
Mais quand Resnais s` en tient dans Marienbad à un jeu mental, la puissance politique de Costa réside dans la déformation par l` arquitecture imaginaire d` une matière documentaire precise: l` existence contemporaine des sous-prolétaires d` un biddonville de Lisbonne, leur mémoire collective et individuelle d` un passé traumatique, les injustices hier et aujourd`hui. On pense à Muriel, à sa galerie se morts-vivants errants dans une Boulogne déchirée entre les vestiges d` un passé traumatique et le grand effacement moderne.
Il y a de la magie alchimique dans cette transmutation de la matière brute du quartier en un écheveau narratif halluciné, au bord du fantastique, d` une splendeur plastique qui fixe un nouvel étalon à l` image vidéo. Il y a surtout beaucoup de travail: un an et demi de tournage, 350 heures de rusches, jusqu` à une trentaine de prises par plan. Avec pour tout matériel une mini-DV, neuf miroirs et aucune lumière artificielle. C`est l` autre pas de géant, qui sépare En avant, jeunesse d` Où Gît Votre Sourire Enfoui? au terme de l` autre trilogie. Costa est parvenu à une maîtrise de son outil digne d` un grand peintre. La comparaison n` est pas gratuite, car c`est le même artisanat, la même patience, la même distillation d` un savoirfaire. L` élaboration de la lettre par sa récitation répétée inscrit présisément dans le film la méthode de travail de Costa: sans jamais être écrits, les dialogues se raffinent au fil des móis et atteignent la densité de son et de sens de la haute poésie.
Costa raconte avoir trouvé la forme d` Où gît …le jour où il a compris l` usage qu` il pouvait faire de la porte du studio où il restait enfermé avec les Straub. En avant, jeunesse, plus grand «film de portes» depuis Lubitsch? Élement poétique central de la mise en scène, plus proche des miroirs magiques de Cocteau que des portes de la comédie américaine, elles distribuent certes l` apparition et la disparition des personnages, mais règle surtout leu circulation d` une strate à l` autre du récite, entre des cellules spatio-temporelles que rien d` autre ne raccorde. Les portes ne sont plus «pareilles» aujourd`hui – chacune joue son rôle singulier. Se substituant dans la plupart des plans à toute profondeur de champ, elles distribuent les incarnations possibles de Ventura. Lorqu` à plusieurs reprises, il apparaît immobile dans l` embrasure d` une porte absente, le rectangle obscur devient comme une cercuiel dressé.
Qui est alors Ventura? Un martyr, um fantôme, un non-morte, passe-murraille sorti ténèbres derrière la porte pour rassemblet ses «enfants»: retisser les liens de la communauté éparpillée, recoudrele passé, le presént et l` avenir. «On voit beaucoup de choses dan les maisons des mortes» dit-il à Bete. Sur le mur verdâtre de sa maison, elle voit un diable chevauchant un lion. Sur les murs calcines de la maison de Lento, Ventura voit le passé et l` avenir. Il ne voit plus que des araignées sur les murs trop blancs de l` appartement trop petit qu` il a l` audace de refuser.
Par leur trivialité, les séquences dans la nouvelle chambre de Vanda se distinguent de la majesté incantatoire et hallucinée d` En avant, jeunesse.
C`est une nouvelle Vanda, mais elle incruste dans le film de Ventura le souvenir et la tonalité du sien. Au moment du tournage, seule demeurait la maison de Bete du quatier détruit de Fontainhas. Une étendue d` herbes folles l`a aujourd`hui remplacée. Pourtant, Pedro Costa compte poursuivre son chemin avec «le quartier» et ses habitantes.
Après les sommets atteints par En avant, jeunesse, il est impossible d` imaginer où le conduirait un autre pas de géant. Car ce cinema- là reste à inventer.
Cahiers du Cinema, Nº 631