Dédale. A l’occasion de la sortie de «En avant jeunesse !», Pedro Costa revient sur son travail et les doutes qui le traversent.
PHILIPPE AZOURY et OLIVIER SÉGURET
QUOTIDIEN : mercredi 13 février 2008
Le très beau film de Pedro Costa, En avant jeunesse ! sort enfin en France, deux ans après sa présentation à Cannes. Après Ossos et la Chambre de Wanda, c’est la troisième immersion du cinéaste parmi les sans-grade du quartier de Fontainas, l’un des plus pauvres de Lisbonne. Entièrement centré sur la magnifique personne du vieux maçon immigré, Ventura, dont l’exil, les amours et la solitude brillent des feux universels de la douleur, ce quatrième long-métrage est sans doute celui d’une sorte d’apogée pour le cinéaste, dans ce registre si urgent et doux à la fois qui est le sien.
A bientôt cinquante ans, toujours aussi intègre dans son art et solide dans son discours, Pedro Costa se retrouve de plus en plus seul à porter sur ses épaules l’histoire du cinéma portugais moderne. Si En avant jeunesse ! enfonce obstinément le clou d’un cinéma résolu à nous montrer la vie des plus humbles, à les accompagner, à rendre justice à leur grandeur, c’est aussi un film où, pour la première fois si nettement, Costa s’engage dans un regard sur lui-même, son travail de cinéaste, son œuvre au sens d’ouvrage, et le sens dont celle-ci se leste au fil des films et du temps. Film vertical dont l’ascension vous plaque au sol, portrait palpitant de vie et dévorant de mélancolie, En avant jeunesse ! constitue l’une des plus troublantes expériences proposées aux cinéphiles qui, en ce début de siècle, croient encore au cinéma. Comme le maçon Ventura dont il fixe éperdument le mystère et les souffrances avalées, Costa évalue sa propre qualité d’artisan de l’image, et dresse comme un premier bilan de son entreprise à la fois cruelle et empathique.
Comment se passe la petite carrière de En avant jeunesse ! ?
Je reviens de Los Angeles où j’ai reçu le prix des critiques américains pour ce film qui a connu une mini-sortie aux Etats-Unis : une salle à New York, une à Los Angeles, une autre à San Francisco, puis trois jours à Cincinnati et puis trois jours ailleurs. Il est aussi sorti au Japon, en Corée. Il a profité un peu partout de l’effet «sélectionné en compétition officielle à Cannes», qui fait souvent boule de neige avec les autres festivals. Au bout du compte, grâce à Cannes, le film a été beaucoup montré mais n’est pas sorti ici, en France.
Le film a été présenté à Cannes en 2006. Comment expliquer ce décalage ?
Parce que En avant jeunesse ! a été diffusé sur Arte, conformément au contrat prévu avec cette chaîne qui l’a produit, grâce à Pierre Chevalier (1). Il était prévu que le film sorte le lendemain de sa diffusion, comme cela a été quelques fois le cas, mais le distributeur, qui avait acheté le film à Cannes, n’était pas prêt. Confusion, malentendus. Du coté de la distribution comme de la production, on entend aujourd’hui des choses du style :«Bah ! C’est comme ça, le monde est dur, tu vois, mais on n’a pas le temps.» Tu te sens abandonné, oublié sur une commode… Les petits films, comme dit un ami, c’est de la merde, une agitation pour rien. Est-ce que je fais des «petits film» ? Non, j’ai des producteurs de petits films, c’est autre chose. Danièle Huillet disait qu’elle préférait ne pas travailler avec les producteurs et encore moins avec de petits producteurs. Hollywood, au moins c’est franc. Au fond, je ne suis pas sûr que la présence en sélection officielle n’ait pas été un cadeau empoisonné.
Pourquoi ?
Parce que tu es là, à Cannes, avec tes acteurs, quatre mecs qui sont parmi les plus pauvres du quartier de Fontainas à Lisbonne, et tu es photographié comme un con dans ton smoking. Immédiatement, le film n’est plus le même. Les rapports deviennent froids, on te parle de chiffres et uniquement de chiffres. Mes films ont toujours fait peu d’entrées, et alors ? Nous, vous : on joue tous un rôle à Cannes et il est très peu question du film quand tu es en compétition. Je suis fatigué des discours sur «comment sortir un petit film» parce que la question est pour moi complètement différente. J’ai un fonctionnement solitaire ; je ne demande pas cher. Je n’oublierai jamais comment Roger Diamantis a accepté mon film sur les Straub, Où gît votre sourire enfoui ?, sans distributeur. Il a dit : «OK, ça va faire très peu, mais ça vaut le coup qu’on le montre pendant un moment.» En avant jeunesse !, à un moment donné, a commencé à faire peur. Aux salles, aux distributeurs. Je ne sais pas pourquoi. Il était acheté et il ne sortait pas. Ce n’est pas la pauvreté qu’on y voit, la dureté des thèmes, puisqu’elles sont aussi au centre du cinéma chinois par exemple qui, lui, remplit les salles. Il n’y aurait pas assez d’exotisme dans mon film ; il ne serait pas assez chinois ? C’est con de parler comme ça… C’est une histoire triste. Point.
Comment votre cinéma a-t-il vieilli, mûri. Avez-vous peur, en évoluant, de vous trahir ?
On vieillit en tournant. Ce n’est pas un malheur. Ce film a à voir avec ça. Ventura, le héros, a 53 ans et moi 48. Du coup, il y a beaucoup de moi dans le film. Je me demandais si, en 1975, au lieu de jouer de la guitare avec un drapeau anarchiste et trois cons derrière, j’avais croisé Ventura, qui est venu au Portugal pour travailler et gagner un peu de fric, n’aurait-il pas été terrifié par cette idée de révolution. J’ai forcément croisé ce type, et c’est de ça dont le film veut aussi parler.
Oui, on vieillit en tournant. Chaque fois les tournages sont plus longs, chaque fois on a plus de mémoire et chaque fois on est lourd de plus de morts. Ventura, je l’ai découvert pendant le tournage de la Chambre de Wanda. Le quartier était alors très dur, livré aux dealers, il y avait des sentinelles postées à tous les coins. Il était plus âgé, toujours assis sur un canapé, bizarre, il me regardait en souriant, gentiment, on taillait le bout de gras. Je le prenais pour une sentinelle. Mais non, c’était son état : il ne dort pas. Il est le fou du quartier, le tragique de Fontainas, très respecté. Il est arrivé à Lisbonne à 19 ans, très beau, Capverdien, maçon. Quand je l’ai timidement approché pour le filmer lui, il a dit oui très naturellement. Ce n’était pas évident : il est le protecteur de tout le quartier.
Qu’est-ce qui vous différencie d’un documentariste ?
La fiction que je me fais. Moi je voulais vieillir avec ce type, être à côté de lui pendant le film, pendant deux ou trois ans. Vieillir ensemble, au risque de le perdre, mais quand même en apprenant quelque chose. Le film est sans doute tourné vers le passé : les lettres d’amour, tout ça. Ce lyrisme doit venir de l’âge. Quand j’étais jeune, dans les westerns, quand les personnages disaient«Ma’», je ne comprenais jamais si c’était la grand-mère, la dame ou la maman. Ventura, c’est un peu la figure de substitution, le grand-père de tout le monde, comme dans les Raisins de la colère de Ford. Pendant le tournage, tout le monde allait assez mal : le film est devenu très noir et le titre, que l’on avait décidé avant de tourner, est devenu amer. Juventud em marcha est un chant. «Marche», comme marche la pensée. «Jeunesse» comme celle, éternelle, de Ventura. Au fond, je le vois comme un jeune marcheur.
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