Où Gît Votre Sourire Enfoui ? (Films en salle)
Comédie du remontage et leçon sur la rigueur de fabrication du cinéma : les Straub filmés par Pedro Costa.
D'un côté, Pedro Costa, talentueux réalisateur portugais, à qui l'on doit les très beaux Ossos et Dans la chambre de Vanda. De l'autre, Danièle Huillet et Jean-Marie Straub, atypique et brillant couple de cinéastes (Chronique d'Anna Magdalena Bach, Moïse et Aaron...). L'un derrière la caméra et les deux autres, exceptionnellement, devant. Devant la caméra mais souvent de dos, car c'est devant leur image, lors du montage de la troisième version de Sicilia !, que Pedro Costa les filme. Une mise en perspective qui ne s'inscrit pas tout de suite à l'écran. Apparaît d'abord une image de leur film : un plan du début de Sicilia !, obsessionnellement repassé à la table de montage par Danièle Huillet, aux commandes (madame porte la culotte) d'une opération d'une grande précision. Chez les Straub-Huillet, on ne taille pas dans la masse. On prend le temps d'analyser les images, de cadrer la musique des mots, de mesurer l'impact des silences, de fixer scrupuleusement les temps d'arrêt et de démarrage. On prend aussi le temps de s'engueuler, de parler de cinéma, de le prendre, pour une fois, au sérieux. Qui a déjà vu des bouts du tournage du même film sait que cette entreprise d'orchestration des images et des mots, des mouvements et du cadre, commence sur le lieu même de leur enregistrement. Les textes sont interprétés comme des partitions musicales, les acteurs priés de mettre l'accent sur telle ou telle syllabe. Ici, la matière vivante (les acteurs, la lumière, la nature) n'est plus directement là. Reste une matière filmique à travailler jusqu'à la moelle, jusqu'à ce que naisse "la Forme" : "Il y a d'abord l'idée, puis la matière, puis la forme", déclare solennellement Straub, comme s'il s'agissait d'un engagement politique. Une phrase qui résonne comme une maxime bressonienne, avant que ne soit rajouté : "Le reste, c'est de la sauce." Les voix bourrues des deux partenaires, apposées sur les images malaxées par la table de montage, résonnent aussi dans l'espace sombre de leur salle de travail. La fixité des plans (marque stylistique de Costa) se fait le prolongement visuel et temporel de leur rigueur et de leur patience. S'inscrit dans le cadre un autre point d'attention que le moniteur : Straub, dans l'ouverture de la porte, fait son show. Les deux formes d'écran voisinent et, dans cette chambre noire, décor familier au réalisateur portugais, se dessinent un très beau plan de travail et un superbe portrait de cinéastes. A la fois dans la proximité (on a le nez sur la matière filmique) et dans la distance (notamment humoristique : "Taisez-vous Straub !"), dans l'unité du couple et dans la confrontation, cette "comédie du remontage" se calque sur la persévérance des cinéastes pour, dans la durée, faire émerger une forme, un sourire dans des yeux, et soulever la véritable nature de l'émotion cinématographique.
AMÉLIE DUBOIS
15 janvier 2003
in http://www.lesinrocks.com/