segunda-feira, 3 de março de 2008

«Mon regard et celui des acteurs étaient le même»

Entretien avec Pedro Costa

à propos de En avant, jeunesse

Un invraisemblable pataquès a bloqué in extremis la sortie du nouveau et magnifique film de Pedro Costa, grande découverte du Festival de Cannes 2006. Coproduction franco-portugaise, mais surtout entre l’unité « fiction » (en charge des téléfilms) d’Arte et des producteurs de cinéma, En avant, jeunesse a semble-t-il été victime d’une mauvaise gestion des obligations réglementaires qui encadrent le passage au statut de film de cinéma les oeuvres produites principalement sous régime télé. Ce n’est pas clair ? Non. Ces lignes sont écrites dans un moment de confusion, moment de bouclage des Cahiers où nous apprenons en catastrophe l’absence des écrans, en janvier, du film auquel nous souhaitions consacrer l’ouverture du Cahier critique. Quelles que soient les causes exactes et les responsabilités précises, il est clair que cette annulation de la sortie salle, en tout cas son report, met encore un peu plus en danger un film qu’on ne se résout pas à appeler « fragile », tant sa force est manifeste, mais qui est absolument du côté d’un risque artistique que la revue soutient mois après mois.C’est pourquoi nous avons voulu nous tenir à ses côtés, et aux côtés du travail de son auteur, en publiant, mais en pages « Répliques », l’entretien réalisé avec Pedro Costa et qui était prévu pour le Cahier critique. Cela nous a semblé d’autant plus nécessaire que cet entretien a été réalisé dans une circonstance particulière, certes antérieure aux développements mentionnés ci-dessus mais non sans résonner aujourd’hui avec eux. Le 3 décembre, en clôture d’une carte blanche offerte aux Cahiers par Documentaire sur Grand Ecran, la revue a en effet organisé une avant-première d’En avant, jeunesse au Cinéma des Cinéastes. La salle était comble, et certains durent s’asseoir sur les marches. L’ambiance fut électrique, l’accueil excellent, et la discussion d’après la séance rythmée par les interventions de Jean-Marie Straub, qui posa maintes questions et marqua son admiration pour le film. Cette soirée était une promesse, et c’est dans sa continuité que parle ici Pedro Costa.
Emmanuel Burdeau et Jean-Michel Frodon


■Après Dans la chambre de Vanda (2000), pourquoi avoir refait un film dans le quartier de Fontainhas ?

Le quartier étant détruit, je voulais recommencer un autre film, ajouter quelque chose, avec de la fiction. J’ai pensé à la naissance de Fontainhas, aux premiers hommes qui y sont arrivés, entre 1970 et 1972, à ceux qui ont construit les baraques. Ils ont quitté leurs pays, le Cap-Vert, la Guinée, l’Angola, le Mozambique en guerre où ils ne trouvaient pas de travail. Ils se sont installés là, et ont attendu leurs femmes.Je voulais aussi retravailler avec les mêmes personnes,Vanda, les jeunes qui passaient dans sa chambre. Tous avaient changé de vie, la fiction était là. Vanda répète tout le temps qu’elle a fait des conneries, qu’autrefois elle était comme ceci, comme cela. Quand elle dit ça, nous sommes dans la fiction et en même temps non, parce que le film précédent existe. Tous racontent ici quelque chose de leur présent, ils se mettent en scène. Le garçon qui est à l’hôpital, agonisant : c’est une petite fiction, il va très bien en réalité. Il raconte ce qui se passait dans la chambre de Vanda : j’étais très pauvre, je mendiais, mon père a disparu, ma mère n’était pas là. Il avait un texte, comme tous. C’est un film de fiction.

■Vanda est donc l’origine documentaire qui permet la fiction d’En avant, jeunesse ?

J’ai le sentiment que Vanda se déroule au présent, pour toujours. C’est peut-être lié à ce qui s’y passe autour des personnages, les ruines, les choses qui tombent, les errances circulaires. Rien ne sort de là, c’est un mouvement présent,un mouvement pour moi très concret. Quant à la fiction d’En avant, jeunesse, on peut penser que Ventura est un personnage double, par exemple. D’un côté on le voit qui regarde les jeunes, et de l’autre il y a un type qui n’est pas lui, qui vit dans le passé, qui pourrait être un frère ou quelqu’un d’autre, son double. Le compagnon de Ventura qui joue aux cartes, Lento, c’est Ventura en plus jeune. Le même, avec un peu de passé, un peu de futur.

■Où sont tournées les scènes de flash-back, puisque le quartier est détruit ?

La baraque se situe à côté de Fontainhas, dans un autre quartier, très pauvre également. Tout est parti de l’histoire de Ventura. Il me racontait son arrivée, ses contrats, ses travaux de maçon dans telle banque, telle école. Il a construit une baraque en bois puis, le week-end, il a apporté du ciment. « Je ne sortais pas de la baraque, j’étais là, enfermé presque tout le temps, j’attendais ma femme, j’étais seul, je n’avais pas d’espoir. » J’ai enfermé cette solitude, cette partie du passé dans la baraque.

■Le va-et-vient entre passé et futur supposait de préméditer une structure, alors que Vanda s’était fait dans une certaine improvisation. Cela a changé la façon de travailler ?

Beaucoup. Dans les autres films, je filmais des gens plus proches de moi, nos rapports étaient moins secrets qu’avec Ventura. J’ai passé trois ou quatre mois à discuter avec lui, recueillir ses confidences, jouer aux cartes, répéter la lettre... Ce fut très lent, la caméra était toujours dans mon sac. Parfois je la sortais, je filmais autour de Ventura, il me racontait des choses. Je voulais le connaître. Nous avons donc fait une sorte de making of du film à venir. Nous allions chez Vanda, par exemple. De quoi va-ton parler ? Où seront-ils placés ? Etc. J’en ai profité pour penser à la lumière, à l’acoustique. On a commencé avec un petit micro, puis deux, puis trois, puis de nouveau un seul. On a tourné un plan, qu’on a refait un mois après.Pendant le tournage proprement dit, en général on ne faisait pas moins de trente à quarante prises. J’ai 340 heures de rushes, le double de ce que j’avais pour Vanda. On a filmé pendant un an et demi, tous les jours sauf le dimanche. Nous avions le temps, nous nous sommes enfermés dans la baraque. A un moment je me suis dit, comme cela avait déjà été le cas pour le film sur les Straub : pourquoi en sortirais-je ? Hier, lors du débat, Jean-Marie demandait comment est apparue cette idée d’enfermement, la raison de cette lettre répétée, répétée, répétée. Je voyais la lettre, je voyais cette prison, et c’est un peu comme si Ventura en était en même temps le gardien et le prisonnier.

■Comment s’est passé le travail avec lui ?

Il est à la retraite, pour lui le film était donc un travail. Il est comme Straub, il voit le travail comme une discipline, une espèce de vertu. Il faut travailler, il faut agir. On le sent, dans Les Deux Cavaliers de John Ford. Le film commence doucement, puis peu à peu il se met marche, et Stewart et Widmark travaillent comme des fous. Ils agissent.Ventura a beaucoup travaillé dans le passé. Il a eu un accident en 1975 dont il souffre toujours. Il est tombé d’un échafaudage, sa cicatrice est énorme. Quand je l’ai approché, tout le quartier m’a dit : si tu le filmes, tu prends un risque. Ventura est perçu comme un cow-boy, on dit qu’il est très dangereux, qu’il est armé. Personne n’ose s’approcher de lui. Il était déjà présent sur le tournage de Vanda, et je trouve qu’il va beaucoup mieux depuis ce film, grâce au travail, alors qu’à l’époque il vivait dans une sorte de délire, de folie. Il a récupéré quelque chose. Il aime bien cette discipline. Avec Vanda et les jeunes, on est entre amis, il y a l’oisiveté de la jeunesse, on ne sait pas s’ils vont venir ou pas. Ventura, lui, est comme Straub : il est ponctuel, il vient très tôt. Il était là même avant moi. C’est un des mythes de la fondation du quartier, le plus grand, le plus beau. C’est en même temps un de ses drames visibles. On peut même dire qu’il incarne le drame à venir. On est damné, on est détruit, on est des hommes détruits. Je crois que cela se retrouve dans le film.

■ D’où vient l’idée que Ventura rende visite à ses « enfants » ?

Ventura m’a raconté qu’il était allé voir des prostituées en attendant sa femme. Je lui ai dit : « Peut-être as-tu des enfants. » Il a souri de manière énigmatique : « Peut-être. » C’est ainsi qu’est venue l’idée d’aller visiter ses enfants dans le nouveau quartier, ceux qu’il soupçonne, ceux qu’il ne connaît pas, ceux qu’il imagine. Vanda et les autres deviennent ses enfants.Pour la partie présent, le nouveau quartier, les nouveaux bâtiments, les nouveaux appartements, je suis vraiment entré dans le décor en même temps que les personnages. C’est une chance, mon regard et celui des acteurs étaient le même. Où se place-t- on ? Où installe-t-on le canapé ? Où seront la chambre, la cuisine ? On ne fait rien, on observe, on prolonge l’attente. C’est une partie qui est complètement subie par le film, il n’y a pas encore de vie. Les personnages ne peuvent pas habiter ce lieu, parce qu’ils ne l’ont pas construit. Ces murs blancs ne leur appartiennent pas. Ventura dit une phrase très belle, qui vient du Cap- Vert : « Dans les maisons des morts, il y a toujours beaucoup de choses à voir. » Il emploie en fait un mot portugais qui peut désigner à la fois les morts, les dépossédés, les très pauvres, les fantômes, les zombies. Ventura imagine des choses qui se passent sur ces murs un peu calcinés, noircis par l’humidité. Puis, un peu insconsciemment, le film se termine presque dans une maison blanche qui a perdu cette couleur parce qu’elle a été calcinée. On imagine que c’est un feu, et là tout est noir, il y a des figures qui apparaissent.Le nouveau quartier est beaucoup plus violent que l’ancien, il n’y a pas d’histoire, pas de vie, les habitants de l’ancien quartier ne savent pas vivre là. Techniquement, cela me posait un problème, parce que c’était évidemment plus confortable dans les lieux anciens. Je m’étais presque habitué à leurs couleurs. Il y a là plus de mystère, de lumière indirecte, d’ombres, de vie cinématographique. Dans le nouveau quartier, c’est différent. Nous nous posions tous les mêmes questions. Moi : « Comment vais-je vivre dans ce film avec ces murs là ? » Eux : « Comment va-t-on vivre là ? »

■Vanda était une femme, maintenant une mère. Dans le film suivant, Où gît votre sourire enfoui ? (2002), portrait des Straub pour « Cinéma, de notre temps », on voit apparaître un homme, aux côtés de Danièle Huillet.

Il y a sans doute un peu de moi, en Ventura. Quand il parle des premières années du quartier, je me dis qu’à cette époque j’étais là, à tel endroit, je n’habitais pas loin, donc j’ai dû le croiser. Vanda était très différente de ce point de vue, j’enregistrais simplement un moment que je trouvais intéressant. Cette fois, je suis beaucoup plus présent, je suis presque dans les personnages. Je n’ai pas écrit les textes, mais je suis dans chacun d’eux. Il y a aussi bien sûr un peu de Straub, dans Ventura. Un peu de moi, un peu d’Antonio Reis également. Quand Ventura est arrivé à Lisbonne, j’étais à l’école de cinéma. Les premiers films que j’ai vus sont ceux de Reis, et c’est lui qui m’a montré ceux de Straub. Reis, Straub,Ventura, ce sont tous des hommes un peu cassés. Quand je parle de Ventura, je le vois comme un abîme. Un abîme entre lui et moi. Il est noir, parle créole, il appartient à une autre classe. J’avais très peur de cela, ça m’a mis dans une position de caméra différente. En même temps, cet abîme nous a rapprochés. On se voyait tous les jours, mais il y avait un abîme qui était à remplir, et qui a nourri le film. Toutes les imprécisions du film, les flash-back, les histoires..., tout cela devait rester comme un abîme.

■ En quoi ce film-ci prolonge-t-il celui sur les Straub ?

Il y a longtemps que j’aime tourner en intérieur. La vidéo permet certaines choses et pas d’autres. Il faut perdre du temps, on parle avant les scènes, on parle pendant des jours et des jours. A un moment on tourne, ça fait partie de la même chose, il n’y a plus de clap, le mouvement est le même. C’est très pensé, c’est une façon de créer une mémoire, de faire en sorte que le texte soit tellement dans ces chambres qu’il peut être dit tous les soirs, tous les mois, toutes les années, chaque jour peut-être un peu mieux. On améliore les choses, les acteurs sélectionnent, ils éliminent ce qui est accessoire, la scène devient plus forte.Cela vient-il de la pratique du film sur les Straub ? Je ne sais pas, cela vient de là, mais aussi de choses antérieures. Ici, j’étais plus enthousiasmé plastiquement, j’ai osé des choses que je ne pouvais pas faire avec Vanda. C’était une chambre et cela suffisait. C’est d’ailleurs un peu miraculeux que le film tienne comme cela. Vanda s’est fait grâce au désir que ça allait se faire, qu’il fallait filmer cela. Un désir qui n’était pas uniquement le mien, mais celui de Vanda, celui de sa soeur, celui des autres. Pour ce film, il y a eu un autre genre de foi, si on peut dire. La croyance qu’il est possible de raconter encore une fois au cinéma des choses comme on le faisait avant. L’idée d’un film qui vient d’un certain réalisme, mais également de la série B, ce qui est un peu contradictoire : Straub et Tourneur, le cinéma d’horreur et la Nouvelle Vague. Les nouveaux appartements me semblent très liés à Numéro zéro d’Eustache, par exemple. En avant, jeunesse a sans doute à voir avec le fait que j’ai aimé ce film et avec ce que j’ai retenu des Straub : une certaine manière, un certain désir de faire les choses.

■ On peut voir beaucoup de références dans le film, Straub, Eustache, Ozu, Ford...

C’est un film où je peux me débarrasser de cela et dire : voilà, j’aime ça. J’aime beaucoup Ozu, ça se voit, mais où ? Certains spectateurs parlent de Ford, parce que Ventura mélange le collectif et l’individuel, et que ce mélange vient aussi beaucoup de Ford lui-même, qui était un homme très cassé, très malheureux. Mais quand il parlait et dirigeait des hommes, il devenait soudain très heureux, très fort.

■ Quelle a été la réception du film au Portugal ?

Très difficile. Il y a une raison à cela. Un jour,Ventura me raconte l’histoire de la Révolution du 25 avril 1974, quand lui et les siens se sont cachés. « On ne comprenait pas, on voyait des soldats, tout le monde était dehors et criait. » Ils pensent alors qu’ils vont être expulsés, mis en prison. Ils se cachent, organisent des pique-niques clandestins dans les jardins pour échanger des informations. Une sorte de résistance à l’envers, très passive. Ventura m’a raconté des choses que j’ignorais. Ils ont subi des jeux semblables à ceux qui ont été pratiqués en Irak. La nuit, par exemple, les soldats passaient dans les bidonvilles pour s’amuser, ils prenaient des types qui jouaient aux cartes, les emmenaient à Sintra dans la montagne, les déshabillaient, les attachaient à un arbre et les abandonnaient là. Pour Ventura, ce fut un moment de maladie, de confusion, d’enfermement.Or je crois qu’on ne peut pas raconter le 25 avril de cette façon négative, à travers les Cap-Verdiens. C’est très documentaire, très direct, cette chute dans un abyme historique. Il y a par ailleurs cette histoire de passé-présent que personne ne veut voir. Quelque chose, dans le film, raconte le Portugal d’aujourd’hui : la banlieue souffre d’une douleur enfouie. C’est un truc qui fait un peu peur, un côté malade, qui détruit les jeunes, qui détruit tout ce qui est positif. C’est un film très chargé d’informations, il faut le voir deux fois.

■ Le rapport entre celui qui filme et celui qui est filmé est très important, cela rapproche encore du film sur les Straub, où la complicité avec eux était capitale. Comment Ventura et les autres ont-ils ressenti cela ?

Après Dans la chambre de Vanda, avec elle et les jeunes nous nous sommes demandés ce que nous allions faire ensuite. Qu’allait- on raconter ? Ils avaient tous une sorte de petite lettre ou de message à faire passer. On a donc écrit des choses. On s’est mis à table avec une caméra, un peu comme Eustache pour Numéro zéro. Ventura était tout le temps là. Vanda racontait : « Je vis parce qu’il y a ma fille, mais comment vais-je être mère ? »On raconte ce qui s’est passé après Vanda. On peut supposer qu’ils sont tous morts, à cause de l’héroïne, de la misère. Chacun a apporté une histoire, je pensais que ce serait plus léger, d’ailleurs, parce qu’en fait ils sont tous en forme, en bonne santé. Ils disent tout le temps : « Il y a eu un passé où j’étais très mal », et comme Ventura est présent, lui qui n’a pas vu ni accompagné ses fils, ils disent : « Ah papa, si vous m’aviez vu, j’étais si mal. » Or nous avons vu Vanda, ce qui signifie en quelque sorte qu’il y a une Vanda qui est morte pour toujours. La Vanda du film est morte. Lors de la scène finale d’En avant, jeunesse, elle dit : « Il faut que je passe au cimetière, et le deuil je vais l’enlever parce que je suis en deuil de moi-même. » Ils sont morts au quartier, dans la dernière maison brûlée par amour ou par désespoir, comme sont morts tous les pionniers de John Ford.La question était : qu’avez-vous perdu ? Que ressentez-vous aujourd’hui ? Ils disent tous qu’ils ne savent pas, qu’ils étaient mieux avant, plus proches. Ce sont des histoires d’espaces et de voisins, de familles perdues. Dans Vanda, une rue était le couloir d’une maison, un couloir était une rue. Une chambre pouvait presque être une place de village, tout le monde entrait, il n’y avait pas de clef. Dans un plan d’En avant, jeunesse,Ventura ne peut pas ouvrir la porte, parce qu’il tremble. Cela veut dire : on a des clefs désormais, alors qu’avant on n’en avait pas besoin. Tout comme n’existait pas, auparavant, une certaine violence sociale. Je filme des maisons blanches et vides dans lesquelles ces gens ne peuvent pas habiter. Ce sont les répliques de celles que les femmes du quartier nettoient en ville. Les hommes restent dehors, ils jouent aux cartes au milieu des voitures, les femmes s’appliquent à nettoyer les maisons. Elles pourraient se reposer, s’asseoir sur le canapé, non, elles nettoient le canapé.

■ Ventura et les autres ont vu le film ?

La mairie nous a prêté une salle proche du quartier pendant une semaine. En tout, six cents personnes ont dû voir le film. Elles ont en général apprécié. Le film constitue une archive. J’aimerais beaucoup m’occuper de la télé du quartier. C’est impossible, faute de moyens, alors je fais ce genre de films. Je pourrais ouvrir une boutique : « Bonjour tu fais quoi ? Tu peux filmer mon mariage samedi ? Ah, samedi je ne peux pas, je tourne une scène avec Vanda. » Pendant le tournage, j’ai filmé le toit d’un ouvrier, celui qui est habillé en rouge. Il en avait besoin pour l’assurance.

■ C’est ce que voulait Eustache : filmer continûment, constituer une archive.

Les choses et le film se parlent. La chambre de Vanda n’existe plus, elle n’existe plus qu’en cinéma. Il y a donc un montage qui se fait. Ce n’est pas formulé ainsi entre nous, mais je sens qu’ils le savent. Vanda fait ce montage dans sa tête : j’étais quelqu’un dans un film, j’étais comme cela, maintenant je suis une nouvelle femme, qui veut être mère, mais en suis-je capable ? Il y a ce minimum qu’ils comprennent très bien et que je suis obligé de faire, ce minimum de narration, de « et après ? ». Qu’est ce qui vient après ? Il y a un peu de Bresson, dans cette histoire de « et après ? ». Bresson est un cinéaste qui revient toujours au degré zéro de l’attente. Son « après » n’est pas prémédité. Tourneur ou Lang demandent au contraire : quel malheur viendra après ? Réponse : ce sera pire encore.Les acteurs du quartier sont les meilleurs que j’aurai jamais, parce qu’ils comprennent ce qu’est le cinéma. Sans avoir vu les classiques, ils les jouent. Je n’ai jamais montré Ford aux acteurs. Pourquoi montrerai-je Ford à Ventura, alors même qu’il a déjà joué dans tous les films de Ford ?Tous les jours, quand je me réveillais, je me demandais comment être à la hauteur de ce type-là. On peut appeler cela souci moral, éthique, respect, tout ce qu’on veut. Comment faire pour bien filmer ce type, pour bien raconter cette histoire ? Ce n’est pas différent de Numéro zéro. Eustache disait qu’il l’avait fait en réponse à une douleur. Cette douleur, c’était la nécessité du film. Au début c’est difficile, on ne sait pas où on va être. Puis tout d’un coup le film se met en marche, il décolle. Et tout est clair.

Propos recueillis par Emmanuel Burdeau et Thierry Lounas, le 4 décembre 2006.