En avant Jeunesse dit-on mais vers quel avenir radieux ? Où allons-nous avec ce long film de deux heures quarante qui semble n'avoir plus enjeu ni héros, comme si l'histoire avait enfin passé la main pour ne laisser que des êtres abandonnés dans la lumière de tulle des jours répétitifs ? Pas de ligne d'horizon sur laquelle porter son regard, pas de progrès possible, Costa ne filme que des êtres déposés doucement à côté de la course du temps, en marge d'un monde social dont nous n'entrapercevrons l'existence qu'à travers un personnage burlesque d'agent immobilier avec qui le vieux Ventura visite des appartements, sans sa famille lui fait-il remarquer.
Mais la famille, le vieux Ventura, que sa femme vient de quitter, la recompose comme il l'entend, passant d'un lieu à un autre, dialoguant avec tous ceux-là qui l'appellent " papa ", ses enfants retrouvés dans les faubourgs lisboètes, tous abandonnés par l'histoire. Les voilà qui ressassent les souvenirs, telle Wanda, junkie déjà filmée dans le précédent film de Costa et qu'on retrouve en mère d'une petite fille, tel cet autre à qui Ventura récite la lettre qu'il envoie à sa femme. Ecouter ses enfants échoués, leur lire un poème qui parle de boire la jeunesse et d'apprendre de nouveaux mots justes, ce peu forme tout l'horizon du vieil aide-maçon à la retraite et qui erre d'un lieu à un autre, en exil d'amour. Car derrière cette femme dont il ne se souvient au juste ni du nom, ni des traits exacts du visage, cette épouse qui serait partie après lui avoir tailladé le doigt, se lèvent brumeuses et lointaines, à peine dessinées par quelques mots, les îles du Cap-vert, véritables destinataires de la lettre de Ventura. Comme le courrier n'y passe plus, il ne reste qu'à conserver la mémoire de ce poème d'amour en le répétant inlassablement, dernier fil ténu avec le foyer disparu.
Avec ce film, Costa, comme tous les grands cinéastes, finit par relever les puissances de la parole, une parole qui guérit, entretient et resserre les êtres qu'elle embrasse d'un même souffle. Enchaînement de longues séquences de dialogues filmés en plans fixes, cadres composés autour des corps silencieusement abattus, le cinéaste portugais visite un bout de monde sur lequel il pose un regard d'une douceur sans mesure, et où chacun semble trouver sa place. Au long de ce film d'une grâce minérale et mélancolique, mais ouverte généreusement au rire, Costa réussit magnifiquement à rendre compte d'un monde sans dieu, au ciel systématiquement bouché, mais dont les contre-plongées successives ne cessent d 'évoquer la transcendance mutique. Dans cette durée toute entière composée pour recueillir la parole des damnés, c'est nous, spectateurs, qui finissons accueillis à leur table, jusqu'à sortir de ce film hantés par leurs souvenirs mêmes, qui sont désormais comme les nôtres, ainsi que leurs larmes perdues, ainsi que leurs silences.
Pendant ce temps-là, Ventura dort dans une chambre, comme nous dormons tous, le souffle uni dans un monde que nous partageons enfin. Le cinéma ne peut pas plus que cela.
Guillaume Orignac
in http://www.plume-noire.com