terça-feira, 11 de março de 2008

à son atmosphère de conte enfantin immergé dans une matérialité primitive.

Le Sang

(Films en salle)

On peut enfin voir le premier film de Pedro Costa, cinéaste portugais découvert en France avec Casa de lava et Ossos. A la fois primitif et moderne, lyrique et retenu, irréductible aux références ou aux clichés, Le Sang est une splendeur absolue, une oeuvre d'une beauté à couper le souffle.

Le Sang a 10 ans. Il aura fallu attendre dix ans pour que le premier long métrage de Pedro Costa soit distribué en France. Dix ans de trop, dix ans passés à attendre le film manquant, le film qui nous manquait, jusqu'à ce qu'une exploitante courageuse (Anne Huet du cinéma Le République à Paris) ose exposer le trésor. Car Le Sang est plus qu'un chef-d'oeuvre instantané, un coup d'essai/ coup de maître ou la révélation ô combien différée, jusqu'à devenir confirmation à rebours, Casa de lava puis Ossos sont passés par là d'un jeune cinéaste portugais. Le Sang fait partie de ces quelques premiers films, très rares (La Nuit du chasseur, Les Amants de la nuit, Badlands, Lola, Shadows, Adieu Philippine, L'Enfance nue, Accattone...), qu'on peut qualifier de miraculeux, dont l'ambition est si grande et les éléments si difficiles à manier qu'ils semblent aller droit à une catastrophe certaine, comme s'ils jouaient bien au-dessus de leurs moyens de débutants, jusqu'à ce qu'on s'aperçoive éberlués qu'ils sont sortis indemnes de toutes les épreuves, que ce qui ne les a pas tués les a rendus plus forts, plus beaux, plus essentiels.

Le Sang est un baptême du feu en forme d'apothéose. Au début, on ne s'en rend pas compte, le film s'installe sans songer à impressionner, avec une grâce tranquille, sans défense. Mais c'est tout de suite splendide, un noir et blanc des origines pour un complot de famille dont il faut raccorder les données, une nuit claire pour une gifle paternelle en guise d'adieu. Est-ce l'aube ou le crépuscule ? le début ou la fin ? un mélodrame straubien ou un film noir réinventé ? un phare de triporteur ou un soleil d'hiver ? du lyrisme ou de la retenue ? que se passe-t-il ? On se frotte les yeux, on se touche le front : une légère fièvre, on essaie de se calmer, peine perdue. Le Sang est un film brûlant, c'est-à-dire qu'il y a quelque chose qui brûle dans chacun des plans qui le composent. Sous la lune, les feux, innombrables.

Dans une bourgade indéterminée du Portugal, un jeune homme prénommé Vicente s'inquiète des absences répétées du père, de ses mystérieux trafics, de sa maladie. Avec l'aide d'une jeune fille, Clara, qui travaille à l'école du village, il veille sur son jeune frère, Nino, enfant secret et inquiet, volontiers fugueur. Bientôt, Vicente et Nino se retrouvent orphelins, et forment avec Clara une famille idéale mais clandestine. Jusqu'à ce qu'un oncle venu de la ville vienne réclamer la garde du garçonnet... Ainsi raconté, Le Sang serait réductible à la part d'autobiographie plus ou moins rêvée qui agite la plupart des premiers films, réussis ou non. Mais c'est l'inverse qui se produit. Sur cette trame propice au pathos facile, Costa va au bout de son exigence de cinéaste : il refuse toute imagerie de l'émotion pour ne se préoccuper que de plans, de raccords et de regards, de durées et de silences, d'harmonies et de ruptures. Impossible à saisir tout entier, appelant aussitôt de nouvelles visions affamées, son film est pourtant donné. Car même si ses premiers noeuds dramatiques sont parfois difficiles à saisir, Le Sang ne dissimule rien à son spectateur, ne joue pas au plus malin avec lui et lui laisse le soin de combler les trous et d'éclairer les zones d'ombre du récit, travail d'habitude qui se fait des milliers de fois par jour dans la vie, mais rarement face à un film. Dans un même mouvement orgueilleux, Costa refuse les convenances artificielles du récit classique (montrer, dire et expliquer quand le spectateur est censé en avoir besoin pour suivre) et les poses vite stériles d'un cinéma fait de coups d'éclat et d'images fortes. Pas plus qu'il ne filme ses personnages en train d'expliciter ce qu'ils font ou ressentent, Costa ne les fige dans des attitudes données comme "romantiques", et qui se prolongeraient suffisamment pour devenir autant de "morceaux de bravoure" cinématographiques, photogrammes échevelés, bientôt posters trop commodes, images mortes. De ce point de vue, Costa est l'anti-Carax. Lui veut aller toujours plus vite que la beauté, sans s'installer et sans l'installer. Il n'insiste ni ne souligne ; son film l'appelle.

L'exigence est donc maximale, et le gain infini. Le Sang est de ces films qui poussent à se retourner vers son voisin dans une interrogation admirative et muette : tu as vu ce que je viens de voir ? tu as vu ce plan ? Oui, mais c'est déjà passé, pas de capture possible, seulement le souvenir, déjà happé par le film qui suit son cours serein et nous conduit ailleurs, sans s'attarder sur ses propres conquêtes. Car Le Sang n'est fait que de déplacements, d'un personnage à l'autre, du couple à peine formé à Nino enlevé, du fantastique quotidien de Franju à la violence sèche de Fuller (la bagarre avec l'oncle kidnappeur), de la comédie qui pointe son nez dans les séquences de l'entrepôt à la prise à la gorge d'Amerika-Rapports de classes des Straub, de la rivière originelle de Laughton aux balcons tatiesques de la grande ville en fête, d'une supplique digne de Nicholas Ray ("Demande-moi des choses") à une réplique définitive et très Nouvelle Vague ("Ne sois pas bête"), des lunes de Murnau à la fin inversée de Moonfleet.

Le plus fort est que cette volonté très affirmée de varier les tempos et les registres, les genres et les univers ne nuit pas à l'unité du film, à son atmosphère de conte enfantin immergé dans une matérialité primitive.

Loin de cultiver un territoire bien balisé, Le Sang ne cesse de s'ouvrir, à de nouveaux personnages (la Miss Portugal 1950, les deux vieux "gangsters" en impers melvilliens) comme à de nouveaux flux de mémoire de spectateur. Mais si Costa a manifestement vu tous les films, le terme de "références" est impropre à décrire ce qui est à l'oeuvre dans Le Sang. Comme ses personnages ont la beauté et les yeux toujours brillants de vampires qui semblent flamber de l'intérieur sans jamais avoir à mordre personne, le film n'exhibe pas la digestion de son humus cinéphilique. Il ne cite pas plus ses sources qu'il ne récite sa leçon. Au lieu de multiplier les clins d'oeil référentiels et mortifères, Costa organise et prend à son compte la confrontation féconde entre une histoire immortelle (tous les enfants rêvent d'être orphelins), malaxée à l'infini par quelques grands cinéastes de chevet, et les leçons formelles qu'il tire d'une fréquentation assidue de maîtres modernes tels que les Straub qu'il est en train de filmer pour la série Cinéma, de notre temps. Comme le soulignait Louis Seguin dans La Quinzaine littéraire (n° 776), Costa est "l'un des seuls à revenir du côté "archaïque" de l'origine et à réinventer un cinéma d'outre-tombe".

Parti d'une confrontation immuable et monumentale (le père contre le fils aîné), Le Sang invente une mise en scène qui épouse sa mise en mouvement, son affranchissement définitif des vignettes qui le guettait au tournant comme des inhibitions qui auraient pu le brider. Lesté de courants contradictoires, il ramène le cinéma vers un état d'enfance véritable qui fait que les personnages marchent, courent et se poursuivent dans un frémissement de première fois, parce qu'il ne peut en être autrement, parce qu'ils n'ont pas d'autre choix pour exister. Le Sang ne fait que réinventer son bagage, les valises restent fermées, puis finissent par disparaître, rien dans les mains et rien dans les poches, pas plus d'intentions que de rétention. Tendu comme un arc de bout en bout de son parcours, du départ du père jusqu'au retour de Nino par la rivière des morts, le film se laisse d'autant moins capturer que son matériau romanesque semble s'effacer à mesure qu'il se déploie, parvenant ainsi à conjuguer puissance de la structure dramaturgique et saisie de l'instant de la sensation. Que reste-t-il du Sang quand il a tout donné dans sa généreuse économie de la perte ? Des plans plus qu'un récit, des visages et des postures (une fille endormie sur ses genoux), un travelling sur un petit bois, l'impression d'une course-poursuite qui aurait oublié de se presser, un mélodrame qui aurait omis d'appuyer là où ça fait le plus mal, une beauté si pure qu'elle n'a même pas pensé à s'encadrer elle-même. Il faut l'avoir revu pour le croire.

FRÉDÉRIC BONNAUD
19 janvier 2000


in http://www.lesinrocks.com