sábado, 22 de março de 2008

Un cinéma pour l’humain

Pedro Costa continue de graver une mémoire sombre et dure de l’extrême périphérie. Immobile et magnifique dans ses cadres, une vision de cinéma explorant les recoins, les trous de cette frange pauvre, noire et camée que nos sociétés engendrent dans l’ombre. Une part à moitié morte, rarement sinon jamais filmée de manière aussi noble et digne, quand bien même implacable dans sa lenteur.

Dans l’intérieur d’une cour, au fond de quelques façades cubistes, un trou noir par lequel volent meubles, placards et lit. Clotilde arbore la cinquantaine belle et fière pour un regard entre défiance et furie. Un couteau à la main, elle préfère être seule et se séparer de Ventura, arguant bien haut qu’elle ne cédera pas. Ainsi de Pedro Costa, cinéaste radical qui continue avec Juventude em marcha de brûler le flot d’images mortes où l’on fait mine de dire social ou cinema pour n’ajouter que des pailles au spectacle de convention.

Trou noir au fond d’une cour

Clotilde n’a jamais eu peur. Hommes, alcool, bêtes féroces, pas un n’a déjà eu la force de la vaincre. Le film suit l’errance d’un homme à sa recherche. Ventura n’a plus rien, seul à terre comme ses meubles. Il rend visite à tous ses enfants, vrais et faux, réels et métaphoriques, leur annonce la nouvelle, les questionne sur Clotilde.

Si l’on suit au début, qu’on s’échine à comprendre, il faut vite renoncer à plaquer nos grilles de fiction tant les corps, les voix, les visages se confondent tous à l’ombre. Une ombre épaisse dévorant presque le cadre entier, à l’image du cinéma de Costa, étrange objet d’épouvante dans le jeu courant de représentation du social.

Hors du réel, hors de fiction. L’œuvre au noir.

Impossible de parler de réalisme social, tant c’est d’abord l’image, le cadre qui compte ici. A voir cet homme noir au milieu des toiles de béton tendues derrière lui, on retrouve d’emblée l’art de Costa cinéaste. L’extrême composition des cadres, les jeux d’ombres, l’ascétisme visuel que certains, parce qu’ils en refusent l’affrontement du contenu, qualifient de maniériste. Costa tient son film au rebus, à fond d’impasse, sur le fil d’une lame noire et blanche.

Ventura, costume noir et col blanc, improbable rescapé d’Ossos, est un homme en transit entre Fontainhas, quartier insalubre d’immigrés capverdiens en périphérie de Lisbonne, et Casal Boba, nouveau ghetto flambant où il sera relogé. Transit d’un enfer noir dont il est la mémoire, à la blancheur nue de murs déserts ressemblant fort à une prison.

Humour de plans sans séquence.

L’homme passe en zombie dans ces pièces blanches, calmes et vides, trop petites puis trop grandes. Il y a toujours un problème d’extrêmes chez Costa, même si l’humour tente ici une entrée inédite. L’insolite de deux hommes, allumettes noires sur un décor de théâtre inversé aux murs couverts de blanc. Déséquilibre cocasse, où l’on ne sait trop quand rire, ni même si c’est permis. L’effet comique du Eat de Warhol. D’interminables plan-séquences, où le spectateur rejoint presque Ventura, moitié-vivant, moitié-mort, ne sachant plus choisir entre beauté formelle et fatigue des grandes eaux

Interstice et lumière.

Ventura visite les siens comme un revenant. Il mange près d’un chandelier auprès d’un fils habile en soudure, reste inerte sur le lit de Vanda, coupe les cartes dans la cabane de Lento, qui lui demande une lettre d’amour. Il lui faudra réciter, redire encore cette lettre devenant motif à beauté franche, lettre pour l’autre autant que déclaration à sa propre femme partie. Une lettre comme substitut à la parole, comme bande originale, révélateur d’un rêve de pauvre, et qui brille par éclats, comme le film lui-même et sa structure en béance.

Dans ce cadre tout au noir subsiste un fin trait de lumière. A peine assez pour éclairer un coin de table, un bout de visage, l’éclat des yeux, le détail d’un tableau. Au milieu des ombres, un canapé, un fauteuil percent au rouge. Costa filme la pauvreté par ses pores, entre générations. Ventura représente les premiers immigrés capverdiens venus au Portugal avec un rêve debout qui finira par terre et mal payé. Nhurro et Vanda, eux, incarnent la deuxième génération, celle des jeunes décimés entre Fontainhas et Casal Boba, qui laisseront derrière eux la dope et les enfants du poison.

Le respect par l’effroi.

Nhurro s’est fait gardien de musée pour échapper à la famine et la misère, Vanda reste cloîtrée chez elle sous méthadone, la tête collée au lit. La chambre de Vanda, doc admirable sur la dope, c’était elle. De même qu’Ossos était centré sur Ventura. Croiser des personnages, faire des nœuds d’ombre aux visages, vouloir faire croire à la fiction, est-ce là vraiment le but de Costa ? Sans doute que non, tant la tarte à la crème d’un réel imprégné de fiction se tord ici par les extrêmes.

Ventura, par son opacité, est un vrai personnage. Sans événement, sans aventure. Un être qui clignote dans l’ombre, témoin muet du monde qui l’entoure. Pas de spectacle, ici. Rien à ne se mettre sous la dent qu’un réel aux ongles dures. Une nudité un peu effrayante que la mise en scène, par ses fulgurances, ses perles fugaces, habille avec extrême rigueur. Pedro Costa refuse le montage comme on forge une éthique. Il s’interdit par là de faire spectacle avec la souffrance, la pauvreté, pour mettre le cinéma plus haut. Ce qu’il montre de ces vies, c’est le temps de l’après.

Ventura après la rupture, après l’alcool, après la vie, Vanda après la dope. Pas très glamour, Pedro. Un plan-séquence de dix minutes sur une junkie en convalescence s’adressant à sa fille sur un lit. S’interdire de couper comme preuve manifeste d’une parole vraie, élevée en huis clôt, prenant là comme au réel lentement le temps d’advenir. Un temps de la parole en butée, de la lenteur et du vide, investi par Costa de la manière la plus déraisonnable qui soit, à la manière des Straub, pour une vraie liberté de cinéaste.

Une aristocratie de la lenteur.

Bien sûr les plans sont démesurément longs. Une lenteur en écran qui rebute et fait fuir. Le regard de Costa pose d’ailleurs la question. Pourquoi ne sommes nous plus capables d’accepter cette lenteur ? En quoi ce retour en boomerang d’une image immobile est-il si perturbant pour le spectateur, sinon parce qu’il nous impose un devoir, celui de choisir son camp, de se positionner. Celui de voir en face quelque chose qui meurtrit.

Ce monde de l’après enregistre la fin des mythes. Le sens du collectif, encore présent dans No Quarto da Vanda, et qui permettait jadis à chacun de tenir par la force du groupe, semble désormais éteint. Seul Ventura, visiteur d’infortune, continue de chercher rencontre, quand les autres se terrent, s’enferment, se regardent tomber. Lui seul porte au regard, dans son allure, sa pose presque, la noblesse, l’aristocratie propre à la mise en scène de Costa.

Noblesse et pauvreté sans fiction-cadeau.

Une table, un chandelier, un globe : le marquis arrive. Filmer la misère revient donc pour le cinéaste portugais à créer une autre échelle de regard. Le motif du retournement est à l’œuvre partout. Dans la lumière et la couleur d’abord, du noir le plus sombre au blanc le plus vif. Dans l’échelle sociale ensuite, retournant le plus bas d’un crochet vers le haut. Quand bien même brisé, pauvre à coucher par terre, Ventura s’engage à payer pour Vanda et sa fille leur voyage à Fatima. Un cinéma pour l’humain, d’un homme à terre devenu prince au détour d’un plan-fixe.

Aristocrate presque mort à l’image de Paulo, Ventura n’est rien de moins qu’un fantôme. Un homme en visitant d’autres à la recherche de ce qui ne reviendra plus - la vie d’avant. Un personnage croisant à mesure dans l’ombre des musées, des taudis, des logements sociaux, ce que personne ne veut voir en l’état, sans fiction-cadeau. La ruine, la misère, le vide d’une certaine déchéance.

Pleine lumière naturelle, jusqu’au noir le plus sombre, Costa n’instrumentalise pas. Plutôt que d’utiliser ces quatre morts de la pauvreté, il les révèle par sa mise en scène, tout en leur conférant une noblesse, une dignité rare. Cinéma minoritaire ? Dont acte. Chacun prendra ses coupes, mais l’expérience est grande, quand bien même quelques cendres coincées au fond de l’œil.

Stéphane Mas