sábado, 1 de março de 2008

les choses sont là, les acteurs sont là, c’est un travail

En avant jeunesse

Entretien avec Pedro Costa, réalisateur de 'En avant jeunesse'

En avant, jeunesse est organisé autour de Ventura. Est-ce que dès le départ il y avait l’idée de ce personnage pivot ?

Le quartier de Fontaínhas, au nord-ouest de Lisbonne, où j’ai tourné Ossos, n’existe plus. Il était déjà en démolition quand je tournais Dans la chambre de Vanda. Les familles ont été relogées beaucoup plus loin, dans un nouveau quartier qu’on voit dans le film, Casal Boba. J’ai pensé que c’était le moment de revenir en arrière, de réaliser une fiction sur les premières baraques et les premiers habitants de ce quartier.J’avais croisé Ventura à plusieurs reprises pendant le tournage des autres films. Il était l’un des plus marginaux, un solitaire, un hors-la-loi un peu à part. Il m’a toujours intrigué. J’ai discuté avec lui et appris qu’il a été l’un des premiers à construire une maison dans le quartier. Il est arrivé à Lisbonne seul, sans famille. Peu à peu, la vie de Ventura durant les années 1975-1980, s’est mélangée à l’histoire de ce quartier. Il m’a raconté ses difficultés, ses amours. De là est venue l’idée de prendre Ventura comme figure archétypale de ce passé. Mais j’ai d’abord hésité. Malade à cause d’un accident de travail, pouvait-il tenir cette discipline de tournage ? J’en ai discuté avec sa femme, ses enfants, et petit à petit, j’ai commencé à croire en lui, et lui en moi.

Tu commençais déjà à tourner ?

Non, pas vraiment, mais j’avais toujours une petite caméra avec moi. Le contact s’est fait progressivement. Il fallait découvrir ses idées, son histoire, à partir des choses qu’il m’avait dites, des secrets qu’il m’avait confiés. On allait prendre un verre et je le filmais pour qu’il s’habitue, de manière à lui faire comprendre qu’une caméra crée des rapports un peu plus compliqués qu’une simple amitié. Les premières scènes que nous avons imaginées – des sortes de flash-back – sont les scènes dans cette baraque où il joue aux cartes avec son copain. Peu à peu, l’idée qu’il rendrait visite à ses enfants s’est mise en place, même si dans le film, ce ne sont pas les siens. D’ailleurs, je le soupçonnais aussi d’avoir d’autres enfants, perdus, morts, qu’il ne connaissait pas ou de femmes mystérieuses. Car il a vécu à Lisbonne sans sa femme pendant très longtemps, comme la plupart des ouvriers capverdiens et africains. C’est sur cette base, ce mélange de passé et de présent, qu’on a lancé le projet, sachant qu’il y avait aussi les autres – Vanda, les garçons – que je souhaitais filmer de nouveau car ils avaient d’autres histoires à raconter. Leur vie avait changé et je trouvais important de continuer à les accompagner.

Il y a quelque chose de très particulier à Ventura, assez inédit dans ton cinéma : une dimension romanesque.

J’ai eu la chance de rencontrer Ventura car, au départ, je n’avais que le quartier comme décor. Il me fallait faire de Ventura, de Vanda, des « héros de chambre » intelligents, doux, violents, tragiques. Même s’ils sont faibles, démunis, ces gens-là ont des sentiments très forts de solidarité et d’appartenance à une communauté. D’ailleurs, on m’a parfois reproché un certain exotisme, une manière d’embellir la vie des pauvres, d’en faire des peintures presque religieuses.Très tôt, j’ai eu l’idée d’une communauté, d’une petite ville, un peu comme dans un western de Ford ou de Walsh. La grande force de Ventura, c’est qu’il a le quartier en lui. Il est très secret, et en même temps, il a l’éloquence des classiques. Trois mots, une phrase, suffisent à exprimer des choses essentielles. Néanmoins, autant j’étais proche de Vanda et des garçons, partageant avec eux certains problèmes, autant il existait entre Ventura et moi un abîme fondamental, qui tenait sans doute à nos parcours respectifs. Au début, cela me faisait un peu peur, mais paradoxalement, cet abîme a fini par nous rapprocher.

Comment se construit le va-et-vient entre documentaire et fiction durant la phase de préparation ?

Je n’avais pas vraiment de scénario pré-établi, qu’il s’agisse du passé ou du présent. Ventura a une telle force de conviction que, s’il est correctement mis en scène, il est impossible de ne pas croire en lui en tant que personnage. J’ai entrevu une possibilité de film s’équilibrant entre des fragments de romanesque – le passé, le quartier, cette baraque, l’histoire de la lettre romantique – et des éléments documentaires sur la vie des gens dans ce nouveau quartier. Ventura et moi faisions des entretiens presque sociologiques qui se transformaient ensuite pour constituer une fiction. J’ai tourné pendant deux ans si bien que les idées ont pu s’enrichir au fur et à mesure, notamment dans la confrontation féconde entre passé et présent.

De Ossos à En avant jeunesse (Juventude Em Marcha) (2005) , ton cinéma est passé du mutisme à la parole. Cette ouverture progressive aux récits est comme une lente prise de pouvoir des personnages sur ton cinéma.

J’ai fait trois films qui, plus ou moins, se déroulent avec les mêmes personnes, dans unpérimètre qui n’excède pas dix kilomètres. Pour Ossos, c’était la première fois que j’entrais dans leur univers, avec la machinerie un peu lourde du cinéma. Comme à chaque première fois, on y va sans trop savoir. Au fil du temps, la méfiance initiale s’est transformée en amitié.J’ai réalisé Dans la chambre de Vanda un peu en réaction au précédent, car le tournage d’Ossos avait quelque chose de policier, un peu comme si j’étais venu prélever des traces, des indices, et que j’étais parti une fois l’opération effectuée. Vanda, à la fin du tournage, était très gênée, me disant que le cinéma, ça ne pouvait être cette chose mécanique, si bien qu’elle m’a proposé de rester, de faire un autre film. Aujourd’hui, je crois que s’est installée une vraie confiance mutuelle.Il me semble que tout cinéaste devrait fonctionner ainsi : partir d’une idée, d’une conviction comme moteur. Et, de là, arriver à une forme. Et pas l’inverse. À ce titre, ma rencontre avec Ventura a été décisive. Je voulais être à sa hauteur. Pendant le tournage, à chaque réveil, j’avais conscience que le seul être au monde qui n’allait pas me tromper, qui allait être présent, c’était lui. Ventura nous donnait tous les jours une grande confiance et de nouvelles idées.

Par exemple ?

Par exemple un court moment de commentaire politique. Lorsqu’il arrive au Portugal, il a un travail bien payé, un contrat. Puis survient la Révolution portugaise de 1974. Il m’a fait le récit de l’histoire secrète des immigrants capverdiens dans le Lisbonne de 1974. Il a eu très peur, comme beaucoup d’ouvriers capverdiens et africains, redoutant d’être expulsé ou jeté en prison. J’ai regardé un livre de photos sur les manifestations du 1er mai 1974 : sur plus d’un million de manifestants, on ne trouve pas un seul Noir. Où étaient-ils ? Ventura m’a raconté qu’ils étaient tous ensemble, soudés par la peur, dans un jardin de Lisbonne. La police révolutionnaire que les jeunes suivaient avec enthousiasme partait la nuit chasser les Noirs, en attachaient certains à des arbres. Autant de choses que j’ignorais, moi qui étais alors âgé de 14 ans. Toutes ces histoires m’ont rapproché de lui et m’ont permis de comprendre cette douleur que je ne pouvais pas filmer. Lors des scènes avec les jeunes, il avait cette disposition à écouter les souffrances des garçons, avec un côté paternel et sage, presque sans âge.

Comment ces récits s’organisent concrètement ? Ils ne sont pas écrits mais il y a quand même une scansion très particulière, presque un peu déclamatoire, au point qu’on a parfois le sentiment qu’ils parlent d’eux avec détachement.

Peut-être que cette scansion vient de mon précédent film, Dans la chambre de Vanda. Pour Dans la chambre de Vanda, je commençais d’abord par écouter. Puis je sélectionnais des moments et des histoires que je trouvais intéressantes. Et je proposais à Vanda de les dire à nouveau. La seconde fois, le ton prenait cette allure plus détachée, plus distante. Vanda elle-même retravaillait les phrases, préférant dire telle chose un peu différemment. Il y avait une élimination, une sélection de la mémoire, une concentration progressive du texte qui n’était possible qu’à la faveur de ces nombreuses prises.Dans En avant jeunesse (Juventude Em Marcha) (2005) , ceux qui jouent les « enfants » sont des gens du quartier que j’avais déjà filmés, ou des amis. Chacun a apporté son scénario, beaucoup d’histoires individuelles, toutes un peu problématiques. On partait d’une idée de scène qui évoluait au fil des répétitions. Je suis parvenu à imposer une discipline de travail sans n’avoir jamais rencontré de résistance. Certains ont eu plus de difficultés que d’autres pour mémoriser, mais ils n’ont jamais dit non. Ils étaient prêts à tenter le coup même si on ne savait pas très bien où on allait. Tout ça se mettait en place lentement, dans un temps dilaté. C’est pourquoi le temps est un élément fondamental.Mais c’est une liberté qui tient au fait que je filme avec peu de monde, en vidéo, sans grands moyens. Quand on regarde Le Fleuve de Renoir, on sent bien qu’il a été tourné sur une longue durée. En deux ans, cela devient presque normal de filmer tous les jours, ou même de ne pas filmer, tout simplement parce que quelqu’un est malade et qu’on reste avec lui pour manger, parler. Au fond, on est peut-être plus proche du système des studios américains que du gang fassbinderien ou cassavetien. On y va quotidiennement comme un fonctionnaire. Parfois c’est ennuyeux, d’autres fois c’est enthousiasmant. Souvent, cela donne le sentiment qu’on nous attend en studio : les choses sont là, les acteurs sont là, c’est un travail.

J’imagine que cette méthode est facilitée par l’usage de la vidéo. Le passage d’Ossos à Vanda et En avant jeunesse (Juventude Em Marcha) (2005) , c’est aussi le passage de la pellicule à la vidéo.

Oui, mais je crois que je pourrais faire la même chose en 16 mm si j’avais un peu plus d’argent. La DV est faite pour voir des petites choses, pour filmer le microscopique plus que le général. On ne peut pas vraiment filmer des paysages ou des arbres en vidéo, parce qu’il y a beaucoup trop d’informations et de détails. La DV est faite pour des murs, des visages, une chose et une seule à la fois. Et aussi pour aller très lentement. C’est quelque chose qu’on doit avoir en poche pour filmer tous les jours afin de trouver ce qu’on cherche. Avec la DV, il faut savoir perdre du temps, ne pas croire qu’on va en gagner. Soit tout le contraire de ce qu’on entend à ce sujet.Au fond, je crois qu’il est beaucoup plus risqué de filmer en vidéo. Je me sentais davantage protégé quand je filmais en 35 mm. Protégé par le cinéma, par la richesse de la pellicule. Les problèmes restent identiques – où place-t-on la caméra, à quelle hauteur et comment ? – mais fondamentalement, on n’obtient pas la même qualité d’image. Avec une petite caméra DV, on est presque nu, ce qui peut être assez dangereux. Ce qui m’a plu avec la DV, c’est qu’elle m’a mis dans un constant état de perte. Sans doute parce que je suis trop lent pour le cinéma d’industrie, je ne suis pas capable de faire un film en cinq ou six semaines. Renoir disait qu’il avait échoué aux États-Unis parce qu’il était trop lent. Moi aussi, il me faut du temps pour découvrir certaines choses. Je ne savais pas du tout que j’allais passer une semaine à écouter Ventura parler de la Révolution et qu’il n’allait rester, au final, que trois secondes à ce sujet.

De Ossos à En avant jeunesse (Juventude Em Marcha) (2005) , tes personnages ont gagné en immobilité. La fiction vient essentiellement de leurs récits.

C’est lié au fait qu’on s’écoute beaucoup, qu’on passe du temps les uns avec les autres. D’une certaine façon, on pourrait presque dire qu’il s’agit d’un film à messages. Je demandais à Ventura, aux autres, ce qu’ils aimeraient dire à tel ou tel moment. Vanda, par exemple, voulait parler de son enfant et du changement que cela a provoqué dans sa vie. Ce sont des lettres qui sont adressées à moi ou au spectateur, des petits messages personnels que chacun fait passer.Cela m’intéressait d’avoir cette parole qui voyage dans un espace très limité, dans une chambre, un couloir, entre deux portes. Ventura également imposait beaucoup de choses par sa stature, ses mouvements. C’est lui qui dirigeait et conditionnait les autres. Je crois qu’on n’a pas besoin de beaucoup de choses pour faire un film très riche en narration. Une narration, ça se fait avec un mur et un lit. C’est une conviction que Ventura m’a fait sentir avec force : lorsqu’on a une chose à dire, on peut la dire très simplement, sans trop d’artifice.

En avant jeunesse (Juventude Em Marcha) (2005) regorge de contre-plongées à la différence de Vanda qui était filmé « à hauteur d’homme ». Est-ce une manière de donner plus d’ancrage aux personnages, presque une stature de personnages antiques ?

J’avais l’intuition que ça devait être comme ça sans me l’expliquer vraiment. Cela a sans doute un lien avec le fait que pour moi, ils étaient des sortes de héros. Mais néanmoins, dans Vanda, il y avait quand même beaucoup d’air, de mouvements, et pas tellement de contemplation. Il s’agit de filmer la vie, la rue, les chambres, la parole. En avant, jeunesse me semble proche des tragédies de Ford, qui ont un poids d’épopée, avec ces pionniers un peu fatigués. Tous les jeunes dans le film sont d’ailleurs assez vieux. Sûrement, par crainte de ne pas être à la hauteur de Ventura, je me suis placé plus bas que d’habitude. Question de respect sans doute, respect que tous les personnages ont naturellement pour lui dès qu’il entre dans une pièce. Peut-être était-ce aussi tout simplement la meilleure façon de le filmer.

Cette propension à la contre-plongée donne une grande importance au décor qui prend parfois une dimension quasi expressionniste.

On trouve deux types de décors très différents dans le film. D’une part, le vieux quartier avec ses couleurs, cette espèce d’indistinction entre la rue et l’intérieur ; et la chambre de Vanda, qui est très publique, et en même temps, très privée.Et puis de l’autre, il y a ces appartements blancs où les murs n’ont pas d’histoire. Aujourd’hui, ces personnes vivent là, il leur faut recommencer à zéro. Pour la première fois de leur vie, ils ont des clés, mais en même temps, ils sont séparés. Il y a des trajets verticaux et mécaniques qu’on ne voyait pas avant puisqu’on était à la même hauteur. Le film est entré en même temps qu’eux dans ces appartements. Il fallait du temps pour savoir si ces murs pouvaient raconter quelque chose. J’étais perplexe, comme eux.

C’est très curieux d’ailleurs car les rares fois où l’on voit le ciel dans cette nouvelle cité, il est tout noir, comme si le bleu avait déserté.

On a forcé un peu le contraste pour qu’on soit à la limite d’un univers de science-fiction, comme si on était sur une autre planète. En même temps, le film se déroule principalement en intérieur.Mais sans doute y a t-il de ma part un refus de ce que je n’aime pas beaucoup au cinéma, comme le ciel justement. Un ciel qui mène souvent à cette poétique de l’errance, de la contemplation, de façon plus ou moins symbolique. Je trouve que cela donne une forme vague et des durées vagues. Et ma conviction est qu’on ne devrait être vague sur rien. De plus, j’ai le sentiment que s’il n’y a pas le genre humain dans mes plans, il n’y a rien. Or, je crois qu’il y a toujours une terre à raconter. Mais c’est ma vie aussi : mon regard va plutôt vers le bas, à hauteur d’homme.

Ce qui donne le sentiment de l’intimité, c’est aussi le jeu entre l’ombre et la lumière dans leurs anciennes maisons, contrastant avec la lumière d’aquarium des nouveaux appartements.

C’est surtout une question de limites et d’économie. Il fallait faire le film avec la lumière naturelle, à l’exception des scènes du musée. On tournait sans éclairage, sans câble, sans maquillage ni machinerie, dans des lieux dépourvus d’électricité. Nous disposions seulement de huit à neuf miroirs, de réflecteurs, tout ce qui pouvait aider la lumière à venir, et on tournait près des fenêtres, des portes. C’est un principe auquel nous n’avons jamais dérogé durant ces deux ans. Il faut garder une adéquation entre les moyens et l’histoire qu’on filme, sans jamais perdre la raison de ce qu’on fait.Dans En avant, jeunesse, il s’agissait de faire un film classiquement, avec des choix précis et des limites techniques qui, pour moi, sont des limites réalistes. Face aux appartements blancs, on n’allait pas créer artificiellement un imaginaire de jeux d’ombre et de lumière puisque le lieu ne racontait pas du tout ça. Il y a un côté Nouvelle Vague dans le film, d’un point de vue technique. On a beaucoup dit que la Nouvelle Vague, c’était sortir dans la rue, et cætera. Ce n’est pas tellement vrai puisque, lorsqu’on regarde La maman et la putain d’Eustache, par exemple, ce qui est filmé, ce sont des appartements et des murs blancs.

Tu cites souvent les cinéastes classiques et, comme pour eux, ce sont des considérations très concrètes qui déterminent les choix de mise en scène.

Les problèmes sont en effet très concrets. C’est un peu la philosophie de Ventura. Il est maçon et la question, pour lui, est de savoir si un mur est bien ou mal construit. Il dit d’ailleurs des nouveaux appartements qu’ils sont faits pour les pauvres, mal conçus, mal construits. Il manque un passé, un imaginaire qui passerait entre ces murs blancs. Il se sentait plus confortable entre les murs sales de son ancienne maison. Les plans de cinéma sont un peu comme des pierres : il y a l’ambition qu’à la fin, le film soit comme une maison, entière, habitée, d’où l’on peut sortir et entrer.


Entretien avec Pedro Costa
Propos recueillis par Jean-Sébastien Chauvin
Extrait tiré du dossier de presse