TEXTE JACQUES RANCIERE – TRAFIC
Un changement de dimensions : ainsi pourrait-on résumer la nouveauté de cet En Avant Jeunesse ! qui est le troisième et le plus beau film de la trilogie cons&crée par Pedro Costa aux habitants du bidonville, aujourd’hui rasé, de Fontainhas. Au début, il y a de hautes murailles d’un gris métallique brillant dans la pénombre. Par une fenêtre, nous voyons passer des objets qui vont s’écraser sur le sol. Au plan suivant, une femme est devant nous, image de furie antique, tenant un couteau qui semble aussi faire office de torche dans l’obscurité. Elle parle, comme on récite un monologue, pour dire comment, toute gamine, au Cap-Vert, elle se jetait à l’eau sans craindre les requins et sans répondre à ces garçons qui lui parlaient d’amour prudemment depuis le rivage. Les deux séquences trouveront ensuite leurs « explications » : la femme, Clotilde, a mis à la porte son mari, l’ancien maçon Ventura, et jeté ses meubles par la fenêtre. Mais l’essentiel n’est pas là. Il est dans l’espace construit par cette ouverture, dans la tonalité qu’elle donne à l’histoire. Nous sommes apparemment très loin de l’espace et des personnages de Dans la chambre de Vanda. La caméra se faufilait alors dans le dédale des rues, elle se logeait dans les angles de chambres étroites et se tenait à la hauteur de ses personnages à demi asphyxiés qui débattaient de leur vie entre deux prises de drogue. Ici l’espace s’est ouvert, la caméra s’est dirigée vers le haut de cet immeuble qui ressemble aux murailles de quelques forteresses antiques ou médiévales et d’où surgit cette femme à l’allure sauvage, à la parole noble et à la diction de théâtre qui nous évoque Clytemnestre ou Médée. Ossos et Dans la chambre de Vanda nous présentaient des jeunes marginaux arrangeant leurs vies au jour le jour. En avant Jeunesse ! tourne autour de deux figures mythologiques, venues de loin et du fond des âges : C’est d’abord Clotilde, que nous ne reverrons plus, mais qui continuera à habiter le discours de l’époux chassé, demandant un logement approprié à sa nombreuse famille, et racontant plus tard à sa « fille » Bete comment il a apprivoisé la sauvageonne un jour de fête de l’indépendance où elle chantait (faux) un hymne à la liberté ; c’est ensuite Ventura, figure de seigneur déchu, exilé de sa royauté africaine, rendu inapte au travail par une blessure et à la vie sociale par une fêlure de l’esprit, sorte d’errant sublime, entre Oedipe et Lear, mais aussi entre les héros fordiens Tom Joad et Ethan Edwards. La tragédie a ainsi envahi le terrain de la chronique. Dans la chambre de Vanda luttait, plan après plan, pour dégager le potentiel poétique du décor sordide et de la parole étouffée de vies atrophiées, pour faire coïncider, au-delà de toute esthétisation de la misère, les potentialités artistiques d’un espace et les capacités des individus les plus déclassés à ressaisir leurs propres destins.
L’image emblématique en était offerte par cet épisode où l’un des trois squatters s‘obstinait, par souci esthétique à gratter de son couteau les taches d’une table promise aux mâchoires des engins de démolition. La figure de Ventura, elle, résout d’emblée le problème. Aucune misère que la caméra aurait pour tâche de hisser au-delà d’elle-même. Entre la caméra et Vanda, mère de famille en cure de désintoxication où Nurro devenu un employé honorable, vient s’interposer Ventura, figure de destin tragique, que rien ne peut réconcilier avec les murs blancs des logements neufs et les images des feuilletons télévisés. Ce n’est pas un chômeur handicapé dont nous suivrions la difficile réinsertion, mais un prince en exil qui refuse justement toute réhabilitation « sociale » ; Deux épisodes du film, deux incursions de Ventura en un espace où il est déplacé, deux confrontations avec des frères de peau qui ont joué le jeu de l’intégration en donnent l’illustration frappante. C’est d’abord la visite de l’appartement neuf où l’employé de l’office municipale, devant la fenêtre, énumère les avantages que les équipements sportifs et culturels du quartier procureront à la « femme » et aux « enfants » de Ventura. Celui-ci, silhouette noire de dos au premier plan, lève lentement un bras majestueux en direction du plafond : « Il y a plein d’araignées », dit-il simplement. En un seul geste le rapport entre le gestionnaire du logement social et son obligé s’est inversé. L’ancien maçon a rassemblé dans son attitude les deux sciences que la tradition séparait : l’art des moyens, l’art mécanique du constructeur d’édifices, et l’art des fins, l’art de celui qui sait comment habiter les édifices. Aux murs blancs inhabitables que la télévision de Vanda emplit de sa rumeur continue s’opposent les murs gris de cette maison du taudis où Bete – celle qui n’est pas encore relogée – et Ventura, la tête sur les genoux de sa « fille », interprètent les dessins fantastiques que les aléas de l’habiter et la moisissure même du bâtiment ont tracés : l’art d’habiter des pauvres s’y révèle frère de cette lecture des figures aléatoires que célébrait le peintre par excellence, Léonard de Vinci. Ce rapport du grand art et de l’art de vivre des pauvres, c’est tout le sujet du film. Il trouve son illustration spectaculaire dans un autre épisode, la visite au musée, pour autant que nous puissions parler de visite : le film nous transporte en effet sans transition narrative dans une salle de la Fondation Gulbenkian où Ventura est déjà là, appuyé au mur, entre le Portrait d’Hélène Fourment de Rubens et un Portrait d’homme de Van Dyck. Silencieusement, un employé du musée, noir comme l’employé de la mairie, vient faire signe à Ventura de sortir, avant de prendre un mouchoir et d’effacer la trace de l’intrus sur le sol, comme l’employé du logement l’avait déjà fait pour la trace de sa tête contre le mur blanc de l’appartement neuf. Plus tard il récupèrera Ventura, assis méditatif sur un canapé Régence, et le fera sortir, toujours en silence, par la porte de service. L’employé est content de son travail : rien à voir avec la faune cosmopolite et chapardeuse des hypermarchés. Ici, dit-il, sobrement à Ventura, on a la paix, sauf quand des gens comme nous y viennent, ce qui est rare. Ventura ne relève pas ses propos. Assis au-dessus de lui, sans le regarder, sur le fond des arbres du jardin, il parle du pays d’où il vient, du marécage qui était là avant et des grenouilles qui pullulaient dans ce terrain qu’il a creusé et assaini, et où il a posé dallage et gazon, avant que de son geste impérial de la main, il ne désigne l’endroit d’où il est un jour tombé de l ‘échafaudage.
Il ne s’agit pas d’opposer la sueur et les douleurs des constructeurs de musées à la jouissance esthétique des riches. Il s’agit de confronter histoire à histoire, espace à espace et parole à parole. Le traitement de la parole fait en effet rupture avec les deux films précédents. La fiction d’Ossos était sous le signe d’un certain mutisme, celui de Tina la jeune mère dépassée par la vie qu’elle avait transmise. Dans la chambre de Vanda adoptait, avec l’allure du documentaire, le ton de la conversation entre quatre murs. En avant jeunesse ! installe des plages de silence entre deux régimes bien distinct de parole. D’un côté, il y a la conversation qui se poursuit dans la nouvelle chambre de Vanda, la chambre de la mère de famille épaissie et « embourgeoisée », encombrée par ce lit matrimonial au design de supermarché, occupée en continu par le bruit de cette télévision dont nous ne voyons pas l’écran. Vanda y raconte son difficile retour à la norme sur le même ton familier qu’avant. Ventura, lui, ne converse pas. Souvent il se tait, imposant soit la seule masse sombre de sa silhouette, soit la force d’un regard qui peut-être juge ce qu’il voit peut-être va se perdre ailleurs, mais qui, en tout cas, résiste à toute interprétation. La parole qui émerge de ce silence, qui semble s’en nourrir, varie, elle, entre la formule lapidaire, semblable à une épitaphe ou à un hémistiche de tragédie, et la diction lyrique. C’est sur ce mode qu’il évoque, dans le dos d’un interlocuteur qu’il ne regarde pas, ce départ du Cap-Vert dans un gros avion le 19 Aout 1972 qui nous rappelle un autre départ, celui d’un poète et de ses deux amis dans une petite auto, le 31 du mois d’Aout 1914. En entendant cette parole bien apprise qui semble émaner directement du fond d’un être et de son histoire, plutôt que des lèvres d’un parleur, il est difficile de ne pas penser à l’art ces cinéastes auquel Pedro Costa a consacré un film, Danièle Huillet et Jean Marie Straub. Ceux-ci transformaient en partition d’oratorio les récits de Vittorini pour les mettre dans la bouche d’hommes du peuple fiers qui, en scandant le texte sans regarder aucun interlocuteur, attestaient la capacité identique des pauvres à l’oeuvre des mains habiles, au langage noble et à la construction d’un nouveau monde commun. On sent ici, plus que dans tout autre film de Pedro Costa, l’écho de la leçon de cinéma des Straub. Le film pourtant présente un dispositif d’ensemble hétéroclite au regard de la poétique et de la politique straubiennes. La noblesse des vies quelconques s’y dit sur deux modes différents : d’une part le mode conversationnel de La chambre de Vanda, d’autre part le mode « littéraire » convenant à cet espace mythique que tracent les déambulations de Ventura entre le taudis et les logements neufs, entre le passé et le présent, l’Afrique et le Portugal. Mais la grande parole dont Ventura a le monopole, au prix parfois d’écraser un peu Vanda et sa conversation, est elle-même construite sur le mode patchwork. C’est ce qu’atteste le superbe épisode à variations de la lettre qui donne au film son refrain : une lettre adressée par l’émigré à celle qui est restée au pays, qui dit à la fois le quotidien des travaux ou des souffrances et l’amour qui promet à l’aimé cent mille cigarette, une automobile, une douzaine de robes et un bouquet de quatre sous. Cette lettre, Ventura en module différemment la récitation pour l’apprendre à Lento, l’illettré.
Tantôt il la prononce comme perdu dans sa rêverie, d’autre fois au contraire avec l’autorité du professeur qui martèle les mots qu’il faut faire rentrer dans une tête rétive. En un sens, c’est toute la propriété de Ventura, la grandeur littéraire de l’autodidacte qui « chaque jour apprend de nouveaux mots, de beaux mots, rien que pour nous deux, juste à notre mesure, comme un pyjama de soie fine ». Or Pedro Costa l’a composé en fait à partir de deux sources différentes : des vraies lettres d’émigrés – semblables à celles dont il s’était fiat jadis le facteur et qui lui avaient donné accès à Fontainhas – et une lettre de poète, l’une des dernières lettres envoyées par Robert Desnos à Youki depuis le camp de Flöha. La parole du poète français mort à Terezin se fond avec celles des lettrés de l’immigration pour composer une partition du même genre que celle taillée par Danièle Huillet et Jean Marie Straub dans les textes de Vittorini. Lento n’apprendra jamais la lettre, dont il n’a d’ailleurs plus besoin, mais, dans un logement dévasté par l’incendie, Ventura le fou, le seigneur, mettra toujours sans le regarder, sa main tendue dans la sienne et lui accordera la dignité tragique, le droit de pleurer sur les malheurs de son ami, comme son ami pleure sur les siens. La différence de poétique est aussi une différence de politique. Pour affirmer une dignité politique des hommes du peuple identique à leur dignité esthétique, les Straub ont congédié la misère quotidienne des soucis et des propos. Leurs ouvriers et paysans nous offrent en direct, devant les seules puissances de la nature et du mythe, quelques heures de communisme, quelques heures d ‘égalité sensible. Mais Ventura, malgré la lettre entraînant le film, ne propose aucun communisme, passé, présent ou a venir. Il reste jusqu’au bout l’Étranger, celui qui vient de loin afin d’attester la possibilité pour chaque être d’avoir un destin et d’être égal à son destin. Dans les films-Vittorini des Straub, la querelle dialectique et la capacité lyrique se fondaient finalement dans l’épopée collective d’un communisme éternel. Chez Pedro Costa il n’y a pas d’unité épique : le souci politique ne peut, pour chanter la gloire commune, s’arracher à l’enfantement laborieux des vies quelconques. La capacité des pauvres reste écartelée entre la conversation familière de Vanda et le soliloque tragique de Ventura. Ni lointains ouverts d’aventure commune ni poing fermé de rebelle irréconciliée pour conclure En avant jeunesse ! Le film s’achève, comme en pirouette, dans la chambre de Vanda ou Ventura, l’homme qui s’invente des enfants, est commis au rôle de baby-sitter, sans qu’on sache bien si c’est lui qui garde la petite fille de Vanda où l’enfant qui veille sur le repos de l’homme brisé. La foi dans l’art qui atteste la grandeur du pauvre – la grandeur de l’homme quelconque – brille ici plus que jamais. Mais non plus celle qui l’assimile à l’affirmation d’un salut. C’est de son côté, peut-être, qu’est passée l’irréconciliation dont Pedro Costa est aujourd’hui le premier poète.
Un changement de dimensions : ainsi pourrait-on résumer la nouveauté de cet En Avant Jeunesse ! qui est le troisième et le plus beau film de la trilogie cons&crée par Pedro Costa aux habitants du bidonville, aujourd’hui rasé, de Fontainhas. Au début, il y a de hautes murailles d’un gris métallique brillant dans la pénombre. Par une fenêtre, nous voyons passer des objets qui vont s’écraser sur le sol. Au plan suivant, une femme est devant nous, image de furie antique, tenant un couteau qui semble aussi faire office de torche dans l’obscurité. Elle parle, comme on récite un monologue, pour dire comment, toute gamine, au Cap-Vert, elle se jetait à l’eau sans craindre les requins et sans répondre à ces garçons qui lui parlaient d’amour prudemment depuis le rivage. Les deux séquences trouveront ensuite leurs « explications » : la femme, Clotilde, a mis à la porte son mari, l’ancien maçon Ventura, et jeté ses meubles par la fenêtre. Mais l’essentiel n’est pas là. Il est dans l’espace construit par cette ouverture, dans la tonalité qu’elle donne à l’histoire. Nous sommes apparemment très loin de l’espace et des personnages de Dans la chambre de Vanda. La caméra se faufilait alors dans le dédale des rues, elle se logeait dans les angles de chambres étroites et se tenait à la hauteur de ses personnages à demi asphyxiés qui débattaient de leur vie entre deux prises de drogue. Ici l’espace s’est ouvert, la caméra s’est dirigée vers le haut de cet immeuble qui ressemble aux murailles de quelques forteresses antiques ou médiévales et d’où surgit cette femme à l’allure sauvage, à la parole noble et à la diction de théâtre qui nous évoque Clytemnestre ou Médée. Ossos et Dans la chambre de Vanda nous présentaient des jeunes marginaux arrangeant leurs vies au jour le jour. En avant Jeunesse ! tourne autour de deux figures mythologiques, venues de loin et du fond des âges : C’est d’abord Clotilde, que nous ne reverrons plus, mais qui continuera à habiter le discours de l’époux chassé, demandant un logement approprié à sa nombreuse famille, et racontant plus tard à sa « fille » Bete comment il a apprivoisé la sauvageonne un jour de fête de l’indépendance où elle chantait (faux) un hymne à la liberté ; c’est ensuite Ventura, figure de seigneur déchu, exilé de sa royauté africaine, rendu inapte au travail par une blessure et à la vie sociale par une fêlure de l’esprit, sorte d’errant sublime, entre Oedipe et Lear, mais aussi entre les héros fordiens Tom Joad et Ethan Edwards. La tragédie a ainsi envahi le terrain de la chronique. Dans la chambre de Vanda luttait, plan après plan, pour dégager le potentiel poétique du décor sordide et de la parole étouffée de vies atrophiées, pour faire coïncider, au-delà de toute esthétisation de la misère, les potentialités artistiques d’un espace et les capacités des individus les plus déclassés à ressaisir leurs propres destins.
L’image emblématique en était offerte par cet épisode où l’un des trois squatters s‘obstinait, par souci esthétique à gratter de son couteau les taches d’une table promise aux mâchoires des engins de démolition. La figure de Ventura, elle, résout d’emblée le problème. Aucune misère que la caméra aurait pour tâche de hisser au-delà d’elle-même. Entre la caméra et Vanda, mère de famille en cure de désintoxication où Nurro devenu un employé honorable, vient s’interposer Ventura, figure de destin tragique, que rien ne peut réconcilier avec les murs blancs des logements neufs et les images des feuilletons télévisés. Ce n’est pas un chômeur handicapé dont nous suivrions la difficile réinsertion, mais un prince en exil qui refuse justement toute réhabilitation « sociale » ; Deux épisodes du film, deux incursions de Ventura en un espace où il est déplacé, deux confrontations avec des frères de peau qui ont joué le jeu de l’intégration en donnent l’illustration frappante. C’est d’abord la visite de l’appartement neuf où l’employé de l’office municipale, devant la fenêtre, énumère les avantages que les équipements sportifs et culturels du quartier procureront à la « femme » et aux « enfants » de Ventura. Celui-ci, silhouette noire de dos au premier plan, lève lentement un bras majestueux en direction du plafond : « Il y a plein d’araignées », dit-il simplement. En un seul geste le rapport entre le gestionnaire du logement social et son obligé s’est inversé. L’ancien maçon a rassemblé dans son attitude les deux sciences que la tradition séparait : l’art des moyens, l’art mécanique du constructeur d’édifices, et l’art des fins, l’art de celui qui sait comment habiter les édifices. Aux murs blancs inhabitables que la télévision de Vanda emplit de sa rumeur continue s’opposent les murs gris de cette maison du taudis où Bete – celle qui n’est pas encore relogée – et Ventura, la tête sur les genoux de sa « fille », interprètent les dessins fantastiques que les aléas de l’habiter et la moisissure même du bâtiment ont tracés : l’art d’habiter des pauvres s’y révèle frère de cette lecture des figures aléatoires que célébrait le peintre par excellence, Léonard de Vinci. Ce rapport du grand art et de l’art de vivre des pauvres, c’est tout le sujet du film. Il trouve son illustration spectaculaire dans un autre épisode, la visite au musée, pour autant que nous puissions parler de visite : le film nous transporte en effet sans transition narrative dans une salle de la Fondation Gulbenkian où Ventura est déjà là, appuyé au mur, entre le Portrait d’Hélène Fourment de Rubens et un Portrait d’homme de Van Dyck. Silencieusement, un employé du musée, noir comme l’employé de la mairie, vient faire signe à Ventura de sortir, avant de prendre un mouchoir et d’effacer la trace de l’intrus sur le sol, comme l’employé du logement l’avait déjà fait pour la trace de sa tête contre le mur blanc de l’appartement neuf. Plus tard il récupèrera Ventura, assis méditatif sur un canapé Régence, et le fera sortir, toujours en silence, par la porte de service. L’employé est content de son travail : rien à voir avec la faune cosmopolite et chapardeuse des hypermarchés. Ici, dit-il, sobrement à Ventura, on a la paix, sauf quand des gens comme nous y viennent, ce qui est rare. Ventura ne relève pas ses propos. Assis au-dessus de lui, sans le regarder, sur le fond des arbres du jardin, il parle du pays d’où il vient, du marécage qui était là avant et des grenouilles qui pullulaient dans ce terrain qu’il a creusé et assaini, et où il a posé dallage et gazon, avant que de son geste impérial de la main, il ne désigne l’endroit d’où il est un jour tombé de l ‘échafaudage.
Il ne s’agit pas d’opposer la sueur et les douleurs des constructeurs de musées à la jouissance esthétique des riches. Il s’agit de confronter histoire à histoire, espace à espace et parole à parole. Le traitement de la parole fait en effet rupture avec les deux films précédents. La fiction d’Ossos était sous le signe d’un certain mutisme, celui de Tina la jeune mère dépassée par la vie qu’elle avait transmise. Dans la chambre de Vanda adoptait, avec l’allure du documentaire, le ton de la conversation entre quatre murs. En avant jeunesse ! installe des plages de silence entre deux régimes bien distinct de parole. D’un côté, il y a la conversation qui se poursuit dans la nouvelle chambre de Vanda, la chambre de la mère de famille épaissie et « embourgeoisée », encombrée par ce lit matrimonial au design de supermarché, occupée en continu par le bruit de cette télévision dont nous ne voyons pas l’écran. Vanda y raconte son difficile retour à la norme sur le même ton familier qu’avant. Ventura, lui, ne converse pas. Souvent il se tait, imposant soit la seule masse sombre de sa silhouette, soit la force d’un regard qui peut-être juge ce qu’il voit peut-être va se perdre ailleurs, mais qui, en tout cas, résiste à toute interprétation. La parole qui émerge de ce silence, qui semble s’en nourrir, varie, elle, entre la formule lapidaire, semblable à une épitaphe ou à un hémistiche de tragédie, et la diction lyrique. C’est sur ce mode qu’il évoque, dans le dos d’un interlocuteur qu’il ne regarde pas, ce départ du Cap-Vert dans un gros avion le 19 Aout 1972 qui nous rappelle un autre départ, celui d’un poète et de ses deux amis dans une petite auto, le 31 du mois d’Aout 1914. En entendant cette parole bien apprise qui semble émaner directement du fond d’un être et de son histoire, plutôt que des lèvres d’un parleur, il est difficile de ne pas penser à l’art ces cinéastes auquel Pedro Costa a consacré un film, Danièle Huillet et Jean Marie Straub. Ceux-ci transformaient en partition d’oratorio les récits de Vittorini pour les mettre dans la bouche d’hommes du peuple fiers qui, en scandant le texte sans regarder aucun interlocuteur, attestaient la capacité identique des pauvres à l’oeuvre des mains habiles, au langage noble et à la construction d’un nouveau monde commun. On sent ici, plus que dans tout autre film de Pedro Costa, l’écho de la leçon de cinéma des Straub. Le film pourtant présente un dispositif d’ensemble hétéroclite au regard de la poétique et de la politique straubiennes. La noblesse des vies quelconques s’y dit sur deux modes différents : d’une part le mode conversationnel de La chambre de Vanda, d’autre part le mode « littéraire » convenant à cet espace mythique que tracent les déambulations de Ventura entre le taudis et les logements neufs, entre le passé et le présent, l’Afrique et le Portugal. Mais la grande parole dont Ventura a le monopole, au prix parfois d’écraser un peu Vanda et sa conversation, est elle-même construite sur le mode patchwork. C’est ce qu’atteste le superbe épisode à variations de la lettre qui donne au film son refrain : une lettre adressée par l’émigré à celle qui est restée au pays, qui dit à la fois le quotidien des travaux ou des souffrances et l’amour qui promet à l’aimé cent mille cigarette, une automobile, une douzaine de robes et un bouquet de quatre sous. Cette lettre, Ventura en module différemment la récitation pour l’apprendre à Lento, l’illettré.
Tantôt il la prononce comme perdu dans sa rêverie, d’autre fois au contraire avec l’autorité du professeur qui martèle les mots qu’il faut faire rentrer dans une tête rétive. En un sens, c’est toute la propriété de Ventura, la grandeur littéraire de l’autodidacte qui « chaque jour apprend de nouveaux mots, de beaux mots, rien que pour nous deux, juste à notre mesure, comme un pyjama de soie fine ». Or Pedro Costa l’a composé en fait à partir de deux sources différentes : des vraies lettres d’émigrés – semblables à celles dont il s’était fiat jadis le facteur et qui lui avaient donné accès à Fontainhas – et une lettre de poète, l’une des dernières lettres envoyées par Robert Desnos à Youki depuis le camp de Flöha. La parole du poète français mort à Terezin se fond avec celles des lettrés de l’immigration pour composer une partition du même genre que celle taillée par Danièle Huillet et Jean Marie Straub dans les textes de Vittorini. Lento n’apprendra jamais la lettre, dont il n’a d’ailleurs plus besoin, mais, dans un logement dévasté par l’incendie, Ventura le fou, le seigneur, mettra toujours sans le regarder, sa main tendue dans la sienne et lui accordera la dignité tragique, le droit de pleurer sur les malheurs de son ami, comme son ami pleure sur les siens. La différence de poétique est aussi une différence de politique. Pour affirmer une dignité politique des hommes du peuple identique à leur dignité esthétique, les Straub ont congédié la misère quotidienne des soucis et des propos. Leurs ouvriers et paysans nous offrent en direct, devant les seules puissances de la nature et du mythe, quelques heures de communisme, quelques heures d ‘égalité sensible. Mais Ventura, malgré la lettre entraînant le film, ne propose aucun communisme, passé, présent ou a venir. Il reste jusqu’au bout l’Étranger, celui qui vient de loin afin d’attester la possibilité pour chaque être d’avoir un destin et d’être égal à son destin. Dans les films-Vittorini des Straub, la querelle dialectique et la capacité lyrique se fondaient finalement dans l’épopée collective d’un communisme éternel. Chez Pedro Costa il n’y a pas d’unité épique : le souci politique ne peut, pour chanter la gloire commune, s’arracher à l’enfantement laborieux des vies quelconques. La capacité des pauvres reste écartelée entre la conversation familière de Vanda et le soliloque tragique de Ventura. Ni lointains ouverts d’aventure commune ni poing fermé de rebelle irréconciliée pour conclure En avant jeunesse ! Le film s’achève, comme en pirouette, dans la chambre de Vanda ou Ventura, l’homme qui s’invente des enfants, est commis au rôle de baby-sitter, sans qu’on sache bien si c’est lui qui garde la petite fille de Vanda où l’enfant qui veille sur le repos de l’homme brisé. La foi dans l’art qui atteste la grandeur du pauvre – la grandeur de l’homme quelconque – brille ici plus que jamais. Mais non plus celle qui l’assimile à l’affirmation d’un salut. C’est de son côté, peut-être, qu’est passée l’irréconciliation dont Pedro Costa est aujourd’hui le premier poète.